3. “La passion la plus profonde” 524

Les personnages se meuvent souvent en marge de la réalité et ne prennent appui que sur le mouvement d’une recherche, celle de la vérité, jamais révélée, attirés par la clarté ou l’obscurité de ce qui peut advenir. L’attrait est celui de “l’obscur” :

‘“« La vie humaine est impossible.* Mais le malheur seul le fait sentir », nous entendons bien qu’il ne s’agit pas de dénoncer le caractère insupportable ou absurde de la vie — déterminations négatives qui relèvent de la possibilité —, mais de reconnaître dans l’impossibilité notre appartenance la plus humaine à l’immédiate vie humaine, celle qu’il nous revient de soutenir, chaque fois que, dépouillés, par le malheur, des formes habillées du pouvoir, nous atteignons la nudité de tout rapport, ce rapport à la présence nue, présence de l’autre, dans la passion infinie qui vient d’elle.”  525 **

Cette passion pour la présence nue, la présence de l’absence, le rapport impossible, le vide, cette quête du point ultime façonnent l’espace de la fascination, mais celui-ci se double d’un sentiment impersonnel, ce qui paraît contradictoire. C’est lorsque l’indifférence se substitue aux sentiments que la passion devient “la plus profonde”526 telle Anne, mourante, dans Thomas l’obscur, qui n’éprouve déjà plus de sentiment et se prépare à “donner” sa propre mort.

‘« Elle ressentit comme un vide immense l’absence en elle de tout sentiment, et l’angoisse l’étreignit. Alors, sous la forme de cette passion primordiale,** n’ayant plus qu’une âme silencieuse et morne, ayant un coeur vide et mort, elle offrit son absence d’amitié comme l’amitié la plus vraie et la plus pure ; elle accepta, dans cette région obscure où personne ne l’atteignait, de répondre à l’affection banale des siens par ce doute suprême sur son être, par la conscience désespérée de n’être plus rien, par son angoisse ; elle fit le sacrifice, sacrifice plein d’étrangeté, de sa certitude d’exister pour donner un sens à ce néant d’amour** qu’elle était devenue. Et ainsi, au fond d’elle, déjà scellée, déjà morte, se forma la passion la plus profonde.** A ceux qui pleuraient sur elle, froide et inconsciente, elle rendait au centuple ce qu’ils lui avaient donné, en leur consacrant le pressentiment de sa mort, sa mort, le sentiment pur, jamais plus pur, de son existence dans le pressentiment torturé de son inexistence. Elle tirait d’elle non pas les faibles émotions, la tristesse, le regret, qui étaient le lot de ceux qui l’entouraient, accidents insignifiants qui ne risquaient pas de les changer, mais la seule passion capable de menacer son être même, celle qu’il n’est pas permis d’aliéner et qui continuerait à brûler quand toutes les lumières seraient éteintes. »**527

Anne connaît véritablement un effet de sidération. Sa mort est imminente. L’appel de l’origine, de l’inconnu n’aura jamais été aussi intense. Le sacrifice plein d’étrangeté de sa certitude d’exister lui permet de pressentir dans “l’attrait de la fascination”528 l’éternité, un “néant d’amour” ou bien un amour immémorial.

Anne, à l’article de la mort, se trouve dans un processus de désinvestissement à l’endroit du monde. Elle exerce alors sur son entourage une autorité, une influence inédites. C’est elle, dans un premier temps, qui effectue un deuil, celui de l’amitié, des émotions. “La passion la plus profonde” naît à partir d’une transformation des relations, à la faveur d’un “descellement” total eu égard ses proches comme si elle avait enfin la possibilité d’accepter sa propre mort, de se tourner vers elle, sans regret, sans douleur, sans frayeur.

Elle ne souffre plus du sentiment d’incomplétude. Elle ne recherche plus l’objet perdu qu’elle cherchait en vain à posséder.

‘« Elle était Anne, n’ayant plus aucune similitude avec Anne. Avec sa figure et tous ses traits, et pourtant tout à fait pareille à une autre, elle restait la même, Anne, Anne complète qu’on ne pouvait nier. »529

Elle découvre l’“absence nue, ce négatif pur, l’équivalent de la pure lumière et du profond désir”530. C’est avec son “corps de boue”531 qu’Anne va se heurter à l’incommunicable. Nous avons l’impression d’assister au passage, habituellement inimaginable, de la vie à la mort. Anne‘, “qui existait encore et qui n’existait plus’”,532 se consume au coeur de l’indifférence, “ ‘avec toute sa passion, sa haine pour Thomas, son amour pour Thomas’”.533 Face à celle qui se heurte “‘à l’extraordinaire sonorité du néant’”,534 Thomas se voit “‘aux prises pour la première fois avec un entretien sérieux.’”535

Cette expérience, nommée par l’auteur “expérience radicale”,536 n’est pas celle d’une transcendance, ce qui inclurait une distance nécessaire, elle est celle de “‘l’immédiat, la présence du trop présent, ou l’immédiat comme Dehors’.”537 Un tel rapport, “l’emprise sur laquelle il n’y a plus de prise”, est désigné : “passion”.538

“‘L’impossibilité est la passion du Dehors même.”539 * Or, « ‘ce qui nous est donné par un contact à distance est l’image, et la fascination est la passion de l’image. ’»540 Elle “est péremptoire, elle a toujours le dernier mot”.541 Aucune connaissance ne serait à même de la réfuter, cette image représentât-elle sa propre dissimulation.

La passion d’ordinaire engendre la souffrance, car elle renvoie au moment le plus archaïque de l’histoire de l’individu, à la première image douloureuse qu’il a de lui-même, douloureuse car elle signe une absence.

Cette brûlure du passé peut être associée à l’amour. Ce dernier n’est pas clairement déclaré, cependant il est bel et bien présent au coeur de la plupart des récits fictionnels.

Dans L’Arrêt de mort, le narrateur évoque la force de l’affection lorsqu’il se sent porté vers N.. La suite de l’histoire nous autorise à penser que ce terme évoque son sens premier, eu égard au sentiment, à l’émotion. En moyen français, il signifiait également “ardeur”, “désir”542. Le narrateur parle de son “impatience sans limite d’un temps commun”543 , de l’attachement que lui témoigne cette jeune femme. Il ajoute : « ‘mais le mot attachement, de quoi nous parle-t-il ? Et le mot passion, quel est son sens ?’ »

Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Tout le champ de sa conscience se trouve accaparé par l’élan qui le pousse vers N..

Pendant le bombardement de Paris, dans la rue, mêlé à la foule, il s’adresse à N. en lui parlant dans sa langue maternelle alors qu’il en connaît à peine les rudiments. C’est dans cet autre langage, si ignoré de lui, dans ‘“ce balbutiement, irréel, d’expressions à peu près inventées’” qu’il lui fit “les plus aimables déclarations” et qu’il lui offrit “ au moins deux fois de l’épouser.” Cette demande ne correspond pas à une intention délibérée, au contraire, mais il l’épousait “dans sa langue”. Il cherchait à abolir l’espace intraduisible qui existe toujours d’une langue à l’autre. Les langues étrangères ne se rencontrent jamais parfaitement, entre elles subsiste un malentendu. L’épouser “dans sa langue” l’autorisait à lui offrir les mots idoines pour que la rencontre ne fût pas une rencontre manquée, mais le narrateur inventait plus ou moins la langue maternelle de N.. Cela lui permettait seulement de s’enhardir pour se rapprocher d’elle. Il se sentait “irresponsable dans cet autre langage,”544 il agissait ainsi avec plus d’insouciance, de légèreté. Par là, il exprime plutôt, “‘avec l’ingénuité et la vérité d’une demi-conscience, des sentiments inconnus qui surgissaient effrontément sous cette forme’”545, et qui le trompaient lui-même.

C’est à ce moment là que la restriction du champ focal interne demeure la plus importante. Le narrateur refuse de parler d’une certaine pensée éveillée en N.. Il énonce une suite de supputations concernant l’effet produit par sa déclaration. Ces tentatives de transmission de messages élusifs les rapprochent et les éloignent en même temps. En la cherchant “à une distance infinie”, le narrateur subit “‘de plus en plus l’attrait [de] son air d’absence et d’étrangeté.”546

‘« J’en voyais toujours moins le caractère anormal et la terrible origine. »547

Dans le métro où il s’est abrité avec N., la fureur du narrateur s’ajoute à celle du monde.

‘« Il me semble que quelque chose de furieux me poussait, une vérité si violente que, rompant tout à coup les faibles appuis de cette langue, je me mis à parler en français, à l’aide de mots insensés que je n’avais jamais effleurés et qui tombèrent sur elle avec toute la puissance de leur folie. A peine l’eurent-ils touchée, j’en eus le sentiment physique, quelque chose se brisa. Au même instant, elle fut enlevée de moi, ravie par la foule, et l’esprit déchaîné de cette foule, me jetant au loin, me frappa, m’écrasa moi-même, comme si mon crime, devenu foule, se fût acharné à nous séparer à jamais. »548

Le narrateur aurait aimé faire coïncider l’imaginaire avec le réel. Son état second n’est pas un état totalement délirant. Il se laisse emporter par les mots comme s’il voulait atteindre sa propre étrangeté et celle de son amie. Cette tentative impossible induit l’échec, une cassure.

Après avoir recherché N. obstinément dans tous les lieux où elle aurait pu se rendre, il la retrouve dans une chambre de son hôtel où il parvient à entrer sans clé, simplement en frappant violemment la porte du poing. La rencontre a lieu, mais ce n’est pas seulement celle des corps ; c’est aussi celle de la vie et d’une certaine mort, comme si l’étreinte devait se faire immémoriale.

‘« Je ne bougeais pas, j’étais toujours à genoux, tout cela se passait infiniment loin, ma propre main sur ce corps froid me paraissait si éloignée de moi, je me voyais à tel point séparé d’elle, et comme repoussé par elle dans quelque chose de désespéré qui était la vie, que tout mon espoir me semblait être à l’infini, dans ce monde froid, où ma main reposait sur ce corps et l’aimait et où ce corps, dans sa nuit de pierre, accueillait, reconnaissait et aimait cette main. »549

La froideur du corps surprend alors même que le désir se manifeste. N. fait penser à Eurydice. L’amie est tantôt femme, tantôt figure des Enfers, de la mort. Cette rencontre, “du fond de la profondeur non originelle”,550 ne consolide aucune connaissance, aucune promesse. Elle autorise l’errance, l’abandon, l’approche d’un autre monde. Le narrateur doute lui-même de la véracité des faits, “‘tout a pu remonter à un moment bien plus ancien’”.551

L’amour ne s’adresse pas à N., à ses qualités, ses particularités, mais au mystère de l’Autre. C’est ce qui maintient les amants “ensemble, mais pas encore.”552 Il fait taire les attributs physiques ou intellectuels pour ne privilégier que ceux de “la différence”, ceux qui font écho à l’étreinte première.

Cet abandon à la passion de ce qui se donne à voir dans la nuit de l’être n’amène qu’un surcroît de solitude.

L’inconfort d’une parole inachevée incite les personnages à se tourner vers les zones les plus enfouies de leur être, loin de toute connaissance qui ne se nourrirait pas des ressorts insondables de leur imaginaire. Ils sont ravis.

Ravir, du latin rapere, indique une force prompte, qui prend d’emblée ou d’une manière subtile ou rusée.

‘« Le ravissement est un état extraordinaire, assez semblable au délire ou à l’ivresse, dans lequel l‘âme préoccupée d’une seule chose, absorbée, est pour ainsi dire enlevée au monde, à la réalité, et comme mise hors de soi.
[...] Le transport, le ravissement et l’extase sont des états purement passifs.»553

Dans un dialogue avec Xavière Gauthier, Marguerite Duras met l’accent sur le vide, la béance qui maintiennent les êtres dans une région limitrophe, près d’une zone dangereuse qui incite les corps tout entiers à se désarrimer.

‘« M.D. — [...] c’est peut-être ça, la vie : entrer dedans, se laisser porter par cette histoire  — cette histoire, enfin, l’histoire des autres —, sans cesse mouvement de ..., comment dire ? quand on est enlevé d’un lieu...?
X.G. — De rapt, de ravissement.
M.D. — Oui, c’est ça.
X.G. — C’est ce mot de “ravissement” que vous avez pris ; on est ravi à soi-même, on est ravi aux autres.
M.D. — C’est ça qui est le mieux, c’est ça le plus souhaitable au monde.
X.G. — Mais oui.
M.D. — C’est ça qui n’arrive jamais, dans la vie.
X.G. — Ou très, très rarement.
M.D. — Oui, dans des moments extrêmes.
X.G. — Oui, de rupture, de vacance, de réception. Mais je crois que tout ça, c’est politique, je veux dire si on ne commence pas par ça, alors ce n’est pas la peine de... continuer, parce que, sinon, on ne fait que continuer. Si on ne commence pas par être envahi par ce vide, par cette béance.**
M.D. — Vous croyez qu’elle existe chez tous ?
X.G. -— Ah oui, elle existe chez tous. Elle est très habilement ou pas habilement masquée selon les gens.
M.D. — C’est le désir ?
X.G. — Oui, c’est le désir comme une force qui ne nous appartient pas. » **

Le ravissement entraîne le refus de tout vouloir pour accueillir un autre vouloir, privé de la force de dire “je”. Cela crée une impasse identificatoire. Les personnages, dans l’oeuvre de Marguerite Duras, sont alors menacés, tout comme le sont les personnages blanchotiens, par cette attirance pour le vide. Ils ne sont pas victimes, à proprement parler, de la fuite des idées mais ils connaissent une dérive qui permet une écoute extrême de ce qui survient. Le regard capturé entraîne la défaillance de la pensée formelle, l’émergence d’une zone de “non représentation”, le mémorial de ce qui n’a pu être pensé.

Maurice Blanchot, lui-même, au sujet de Le Ravissement de Lol V. Stein entend « la voix oblique du malheur ou la voix oblique de la folie. »554 Cette voix qu’il nomme “la voix narrative” 555 est-elle aussi quasi étrangère à elle-même, elle est impuissante à raconter, captivée par l’effondrement intérieur de Lol V. Stein.

‘« La nuit à jamais sans aurore — cette salle de bal où est survenu l’événement indescriptible que l’on ne peut se rappeler et qu’on ne peut oublier, mais que l’oubli retient — le désir nocturne de se retourner pour voir ce qui n’appartient ni au visible ni à l’invisible, c’est-à-dire de se tenir, un instant, par le regard, au plus près de l’étrangeté,** là où le mouvement se montrer—se cacher a perdu sa force rectrice — puis le besoin (l’éternel voeu humain) de faire assumer par un autre, de vivre à nouveau dans un autre, un tiers, le rapport duel, fasciné, indifférent, irréductible à toute médiation, rapport neutre, même s’il implique le vide infini du désir** —  enfin l’imminente certitude que ce qui a eu lieu une fois, toujours recommencera, toujours se trahira et se refusera : telles sont bien, il me semble, les “coordonnées” de l’espace narratif, ce cercle où, entrant, nous entrons incessamment dans le dehors. Mais ici, qui raconte ?** Non pas le rapporteur, celui qui prend formellement — du reste un peu honteusement —  la parole, et à la vérité l’usurpe, au point de nous apparaître comme un intrus, mais celle qui ne peut raconter parce qu’elle porte — c’est sa sagesse, c’est sa folie — le tourment de l’impossible narration** —,se sachant (d’un savoir fermé, antérieur à la scission raison-déraison) la mesure de ce dehors où, accédant, nous risquons de tomber sous l’attrait d’une parole tout à fait extérieure : la pure extravagance**. »556

“ L’événement indescriptible” de la scène du bal n’a pas fait avènement, car Lol V. Stein est incapable de le faire exister comme une expérience du temps présent qui se situerait sur la chaîne diachronique d’une histoire.

Les personnages blanchotiens, à l’encontre de lol V. Stein, ne sont pas des êtres totalement égarés. Ils ne connaissent pas l’errance absolue. Lol reste la proie d’une entité inaccessible qui ne cède à rien qu’à la folie. Les troubles qui affectent son comportement lui assignent un véritable traumatisme.

‘« Dans la folie, écrit Lacan, quelle qu’en soit la nature, il nous faut reconnaître [...] la liberté négative d’une parole qui a renoncé à se faire reconnaître, [...].
L’absence de la parole s’y manifeste par les stéréotypies d’un discours où le sujet, peut-on dire, est parlé plutôt qu’il ne parle. »557

Les interlocuteurs blanchotiens ne maîtrisent pas totalement ce qu’ils disent, ils sont agis effectivement par la parole. Elle parle à travers eux. Elle se répète, se reproduit et se réfléchit. Elle devient spéculaire. “‘Elle parle, parlée plutôt que parlant’”558 mais ils ne reproduisent pas de stéréotypies, au sens psychopathologique du terme ; ils ne répètent pas la même chose, indéfiniment, sans raison. La répétition n’échappe pas aux lois d’une parfaite lisibilité narrative. Ils accèdent à une existence dont la prégnance du “dehors” modèle parfois une sensibilité indifférente, qui n’est pas une insensibilité mais une passivité extrême. Cette désaffection à l’endroit du monde favorise un acquiescement à une forme particulière de présence, mais ils gardent, malgré tout, conscience des réalités quotidiennes. Les sujets sont saisis par l’extériorité de leurs paroles et de celles de l’autre. Ils recherchent inlassablement à les entendre, à les comprendre.

‘“« Fais en sorte*... » —  « Même quand vous aurez parlé, il n’est pas sûr que vous en soyez avertie. Peut-être ne me parlerez-vous jamais qu’à votre insu. Vous serez délivrée par une parole que vous ne saurez pas m’avoir dite. » —  « Mais que vous saurez que j’ai dite. Vous serez là pour m’avertir. » —  « Je serai là. Toutefois, moi-même, qu’est-ce donc qui m’avertira ? Comment apprendrais-je que c’est cela que je dois entendre et si je l’entends bien ? » —  « Vous me le ferez entendre à votre tour. » —  « Mais il se peut que j’entende silencieusement, comme il faut, ce que je ne serai pas capable de redire. Et même si je parle fidèlement, vous m’entendrez, vous ne m’entendrez pas. » Elle parut s’étonner : « Ce que je dis, vous savez bien que je ne dois pas l’entendre vraiment. »559 ”’

S’il existe quelque rapport intime entre les interlocuteurs, il s’établit une intimité eu égard à la distance qui les sépare, à la distance infinie de l’être, comme si derrière l’apparence référentielle se logeait une figure inconnue. L’attention à l’autre, à la parole de l’autre entraîne son contraire, l’inattention. Celui qui la reçoit se trouve dans un état de passivité, dans une déprise de lui-même.

‘« Il y a l’inattention plus passive qui, au-delà de l’intérêt et du calcul, laisse autrui autre, le laissant hors de la violence par laquelle il serait pris, compris, accaparé, identifié, réduit au même. L’inattention n’est pas alors une attitude du moi, plus attentif à soi qu’à l’autre — elle me distrait de tout moi, distraction qui dénude le “Je”, l’expose à la passion du tout à fait passif, là où, les yeux ouverts sans regard, je deviens l’absence infinie, lorsque même le malheur qui ne supporte pas la vue et que la vue ne supporte pas, se laisse considérer, approcher et peut-être apaiser. »560

La fascination prive du pouvoir de donner un sens à la parole entendue. L’être devient la proie d’un ailleurs inaccessible.

L’incidence provoquée par les paroles est telle que celui qui les reçoit s’abîme dans leur contemplation. Une phrase, une seule phrase “de grande envergure” peut éblouir.561 Dans Au moment voulu, le narrateur demeure captivé par la remarque de Claudia :

‘«“ Personne ici ne désire se lier à une histoire. ”
Cette phrase me fit une grande impression. Je crus en voir jaillir une lumière, j’avais touché un point d’étonnante clarté. Une phrase ? un glissement, un portrait non encore encadré, un mouvement de vive scintillation qui éclairait par éblouissements rapides, et ce n’était pas une lumière calme, mais un hasard somptueux et capricieux, l’humeur de la clarté.
Je demeurai dans l’éblouissement de cette parole. »562 **’

Les personnages approchent une étrange “distraction”, la désappropriation à l’endroit du monde et des choses, tout en se glissant dans les méandres du quotidien. Ils essaient de faire taire les interrogations pour supporter le poids de l’existence.

‘« Passer l’éponge, étouffer les questions vaines sur ce qui se passait “au juste”, j’étais parvenu à le faire, grâce à l’énergie irritée. Mais maintenant, au fond de ma dépression, dans cette fosse en forme de baignoire, où j’avais été descendu à un certain moment et abandonné comme par inadvertance, je voyais le jour de si loin, et un jour si étroit, si indécis et séparé, que je me laissai glisser, parce qu’après tout c’est inévitable, et à ce glissement correspondit aussitôt — de cela, naturellement, je me rendais mal compte — une lucidité froide, indifférente. Je me souviens cependant de l’extraordinaire tristesse que m’apporta cet instant. J’avais perdu toute impatience. J’étais plutôt bien. A une question qu’on me posa, c’est ce que je répondis : “Mais, je vais parfaitement bien.” »563

Si le ravissement, ce leurre atemporel, se conjugue dans un passé irrémédiable, si une béance prend corps jusqu’aux racines des êtres, l’égarement, nous l’avons constaté, n’est pas total et il permet de se laisser traverser par tout ce qui survient. Les personnages se détournent de toute volonté de se situer au centre d’une histoire ; en contrepartie, ils accueillent un autre vouloir, qui indique la direction de demeurer au plus près de soi, mais cette quête sous-tend un désir d’effondrement, de désastre. La catastrophe semble parfois imminente, toutefois elle reste invisible, hors de portée. Nous avons vu que la notion de désastre était liée à l’impossibilité de penser l’horreur des camps, elle renvoie aussi à la pensée qui demeure hors du champ de la conscience.

‘« Le désastre est du côté de l’oubli ; l’oubli sans mémoire, le retrait immobile de ce qui n’a pas été tracé — L’immémorial peut-être ; se souvenir par oubli, le dehors à nouveau. »564

Les personnages “ se laissent être au monde ”, se laissent porter par leur existence sans la volonté de l’assumer pleinement. Cette attitude accroît leur réceptivité, leur attention à quelque chose d’innommable, et à la parole de l’autre. Cette attention extrême à l’endroit de la parole de l’autre donne plus à voir qu’à entendre,565 telle « ‘cette parole, dite par personne, [qui] conduit sans doute au regard d’Orphée, celui qui perd ce qu’il saisit’. »566 L’approche de l’autre passe par une certaine ignorance. Le regard est ainsi « ‘incliné vers ce qui se détourne de tout visible et de tout invisible.’ »567

“Le visible-invisible et le dicible-indicible” 568 : les occurrences de ces juxtapositions de termes antithétiques s’avèrent très nombreuses dans l’oeuvre. La jonction du connu et de l’inconnu fait naître une sorte d’entre-deux qui ne constitue pas, nous l’avons vu, un troisième terme. Elle propose ‘un “rapport à l’inconnu comme inconnu’”.569 Ce regard tout intérieur capte moins les corps, les objets qu’il ne transcende les mots pour tenter d’en extraire un reflet, une vérité, “‘comme si parler, c’était toujours voir’”,570 or dans L’Entretien infini, l’auteur intitule un chapitre : “Parler, ce n’est pas voir”.571 Cette contradiction est expliquée sous forme d’un dialogue dans lequel l’un informe et l’autre, par ses remarques ou ses questions, permet le développement du propos. Le dialogue revêt ici l’apparence constructive du dialogue traditionnel. A l’encontre de Platon,572 l’auteur n’oppose pas, à cette occasion, d’une façon radicale les deux verbes : parler, écrire ; il cherche ce qui les unit et ce qui les différencie.

‘«  — [...] parler, comme écrire, nous engage dans un mouvement séparateur, une sortie oscillante et vacillante.
— Voir est aussi mouvement.
— Voir ne suppose qu’une séparation mesurée et mesurable : voir, c’est certes toujours voir à distance, mais en laissant la distance nous rendre ce quelle nous enlève.[...]
— Voir, c’est donc saisir immédiatement * à distance.
— [...] Le langage fait comme si nous pouvions voir la chose de tous les côtés.
— Et la perversion commence alors. La parole ne se présente plus comme une parole, mais comme une vue affranchie des limitations de la vue. Non pas comme une manière de dire, mais comme une manière transcendante de voir.** [...]
— Il faudrait donc choisir : la parole, la vue. Choix difficile, peut être injuste. Pourquoi la chose serait-elle séparée entre la chose qui se voit et la chose qui se dit (s’écrit ?).
— L’amalgame ne sera pas, en tout cas, le remède à la scission. Voir, c’est peut être oublier de parler, et parler, c’est puiser au fond de la parole l’oubli qui est l’inépuisable. J’ajoute que nous n’attendons pas n’importe quel langage, mais celui où parle l’ “erreur” : la parole du détour. » 573

Le “mouvement séparateur” ne s’effectue pas entre la parole et la vue mais au coeur de la parole elle-même. Voir signifie circonscrire l’espace, les choses. Parler donne à voir au-delà des possibilités apparentes. Au locuteur blanchotien est assignée la tâche d’exprimer, de signifier mais aussi de donner à voir.

Emmanuel Levinas a perçu « le moment entre le voir et le dire où les mâchoires restent entr’ouvertes » guetté par Maurice Blanchot.

‘“« Personne ici ne désire se lier à une histoire. »574 « Faites en sorte que je ne puisse vous parler »575 est une prière comme « Faites en sorte que je puisse te parler ».576 Elle préserve ce mouvement qui se situe entre le voir et le dire, ce langage de pure transcendance sans corrélatif — comme l’attente que rien d’attendu ne détruit encore — noèse sans noème — de la pure extra-vagance, langage allant d’une singularité à l’autre sans qu’elles aient rien de commun [...], langage sans mots qui fait signe avant de rien signifier, langage de pure complicité, mais de complicité pour rien »”.577 **’

Ce qui ne peut s’ébruiter ou ce qui s’ébruite de silence, ce qui est retenu dans les limbes de la pensée est une parole manquée. Emmanuel Levinas parle de l’inadéquation entre le noème, ce qui est pensé, et la noèse, l’acte de pensée. Cela n’altère pas la pensée mais au contraire amène un surplus, un au-delà qui constitue, selon lui, l’apérité 578 * de l’être.

Dans L’Arrêt de mort, le regard que porte Nathalie sur le narrateur prend naissance “derrière les yeux”.

‘« J’ajoute qu’elle me regardait comme quelqu’un qui me reconnaissait très bien et même amicalement, mais c’était une reconnaissance de derrière les yeux, sans regard et sans signe, une reconnaissance de la pensée, amicale, froide et morte. »579

L’oeil n’informe pas sur la présence de l’inconnu. La représentation de ce dernier est mise en échec. Le regard n’en demeure pas totalement impuissant puisqu’il tente de saisir quelque chose par delà les apparences. Lorsque le narrateur, à la recherche de Nathalie, pénètre dans une chambre d’hôtel, il exprime une peur inhabituelle, presque personnifiée :

‘« Cette peur n’était pas celle qu’on connaît, elle ne me brisait pas, elle ne s’occupait pas de moi, mais elle errait dans la chambre à la manière des choses humaines. Il faut beaucoup de patience pour que, repoussée au fond de l’horrible, la pensée peu à peu se lève et nous reconnaisse et nous regarde. Mais, moi, je craignais encore ce regard. Un regard est très différent de ce que l’on croit, il n’a ni lumière ni expression ni force ni mouvement, il est silencieux, mais, du sein de l’étrangeté, son silence traverse les mondes, et celui qui l’entend devient autre. »580

La peur provient d’une pensée qui ne se laisse pas toujours “regarder”. Thomas a l’impression que ce n’est pas lui qui course les pensées mais ces dernières l’identifient. L’expérience de la fonction scopique se révèle fondamentale. Elle permet une attention infinie envers l’autre de soi et envers l’autre sujet. Elle tient une importance considérable dans l’oeuvre fictionnelle. Le regard se tourne vers les “paroles de la profondeur vide”.581

Elles peuvent entraîner le personnage à sa perte s’il se laisse totalement déposséder, aveugler, fasciner par elles.

Nous avons vu que le secret capturé par la parole est bien gardé. En latin médiéval, le mot capture s’appliquait à une prise de corps.582

‘ « Capere, rappelle Pascal Quignard, est le verbe des chasseurs. L’amour captive, l’emprise capte, la langue capture, la dépendance familiale accapare comme les lèvres de la mère celles de l’enfant, ses regards son regard, l’aliment et enfin le curieux aliment nommé langage qui s’introduit lui aussi dans leur bouche et passe de lèvres à lèvres faute que nous puissions dévorer tout le jour. »583

Tout se passe comme si l’exigence de dire cédait le pas à une exigence d’un autre ordre qui émanerait de la parole elle-même et qui serait capable de “procéder à une saisie” des corps. Si la parole ne révèle pas de vérité, c’est parce que le mot juste n’a pas vu le jour. Les personnages cherchent obstinément à lui frayer un passage, à lui accorder une place. Ce qui est adressé à l’autre est une parole insatisfaite et insatisfaisante, porteuse d’une sorte de dissidence qui égratigne non pas la signification du message mais le lustre naturel de celui-ci. Dans ce cas, la rencontre des interlocuteurs n’entraîne pas une relation réciproque. Étant toujours différée dans le lieu et dans le temps où elle s’affirme, elle devient — à l’exemple de celle d’Ulysse en présence “d’un chant seulement encore à venir ”584 — “la distance imaginaire ”585 à partir de laquelle “‘s’accomplit la vérité propre de la rencontre, d’où, en tous cas, viendrait prendre naissance la parole qui la prononce.’ ”586

Notes
524.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, p. 91.

525.

Maurice Blanchot, “Comment découvrir l’obscur ?”, La Nouvelle Revue Française, N° 83, 1er novembre 1959, p. 877, ou L’Entretien infini, p .67.

526.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur , p. 91.

527.

Ibid., pp. 91-92.

528.

NRF, N°83, p. 879.

529.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, p. 46.

530.

Ibid., p. 67.

531.

Ibid., p. 70.

532.

Ibid.

533.

Ibid.

534.

Ibid., p. 66.

535.

Ibid.

536.

La Nouvelle Revue Française N°83, p. 879 ou Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 66.

537.

Ibid., NRF p. 879, ou L’Entretien infini, p. 66. Dans cet essai, la description de “l’expérience radicale” diffère légèrement. Elle est “ la présence “immédiate” ou la présence comme Dehors.”

Dans une note en bas de page, l’auteur précise que “Présence “immédiate” — présence [de] l’immédiat [est] une expression où la proposition attributive n’a pas de sens recevable”. L’immédiat doit être considéré comme “non-présence, c’est-à-dire l’immédiatement autre.”*

538.

Ibid., NRF, p. 876 . “nous savons très bien le nommer, puisque c’est toujours ce qu’on a essayé de désigner en l’appelant : passion” ou L’Entretien infini, p.66 “nous savons peut-être le nommer, puisque c’est toujours ce qu’on a essayé de désigner en l’appelant confusément : passion”. Cette légère variante met en évidence la difficulté de nommer “ce rapport sans rapport”.

539.

Ibid., NRF, p. 876 ou L’Entretien infini, p. 66.

540.

Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, p. 29.

541.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, coll. “Tel Quel”, 1977, p. 157.

542.

Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, p. 26. Les connotations modernes du mot affection se précisent à la Renaissance.

543.

Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort, pp. 115-116.

544.

Ibid.

545.

Ibid.

546.

Ibid., p. 103.

547.

Ibid.

548.

Ibid., p. 103.

549.

Ibid., pp. 110-111.

550.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 274.

551.

Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort, p. 126.

552.

Propos tirés d’un dialogue de L’Attente l’oubli, p. 76 : « ”Si je vous oublie, l’oubli vous attirera donc éternellement hors de vous ?” — “Éternellement hors de moi dans l’attrait de l’oubli.” — “Est-ce cela que nous sommes dès maintenant ensemble ?” — “C’est ce que nous sommes dès maintenant, mais pas encore.” — “Ensemble ?” — “Ensemble, mais pas encore.” »

553.

M. Lafaye, Dictionnaire des synonymes, 1861, p. 575.

554.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 567.

555.

Ibid., p. 567.

556.

Ibid., note en bas de page.

557.

Jacques Lacan, Écrits I, Seuil, coll. “Points Essais” [1966], 1970, p. 159.

558.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 150.

559.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 110.

560.

Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, p. 90.

561.

Maurice Blanchot, Au moment voulu, pp. 108-109.

562.

Ibid.

563.

Ibid., p. 89.

564.

Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, p. 10.

565.

Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort, pp. 122-123.

566.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 274.

567.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 145.

568.

Ibid., p. 142.

569.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 444.

570.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 146.

571.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, pp. 35, 38, XXII.

572.

Platon, (Le Banquet), Phèdre, Garnier Flammarion, 1964, pp. 166-167. Socrate s’entretient avec Phèdre au sujet du discours écrit qui garde “gravement le silence”, “tout comme la peinture”. Il ne peut choisir son destinataire à l’inverse “du discours vivant et animé”, de plus il ne peut répondre aux attaques, se défendre seul. - pp. 166-167.

573.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, pp. 39-40.

574.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 22, Au moment voulu, p. 108.

575.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 155.

576.

Cette sollicitation, qui se joue du tutoiement, du vouvoiement, “Faites en sorte que je puisse vous parler”, “Fais en sorte que je puisse te parler” parcourt tout le récit de L’Attente l’oubli, pp. 14, 24, 25, 26, 57, 86, 110.

577.

Emmanuel Levinas, Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, Coll.”Essais Bruno Roy”, 1975, pp. 40-41.

578.

Emmanuel Levinas, L’Intrigue de l’Infini, pp. 19,123. “Ce n’est pas parce qu’il y a l’homme qu’il y a vérité. C’est parce que l’être en général se trouve inséparable de son apérité* — parce qu’il y a vérité, ou si l’on veut, parce que l’être est intelligible qu’il y a humanité.”

579.

Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort, p. 98.

580.

Ibid., p. 109.

581.

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 139.

582.

Dictionnaire Historique de la Langue Française, Le Robert, sous la direction d’Alain Rey, p. 346.

583.

Pascal Quignard, Vie secrète, Gallimard, coll. “NRF”, 1998, p. 129.

584.

Maurice Blanchot, Le Livre à venir, p. 17.

585.

Ibid., p. 18.

586.

Ibid.