4. Le désir du côté de l’erreur

En creusant l’écart entre les mots, derrière les mots, l’auteur met en jeu une parole qui dessaisit plus qu’elle ne saisit. Cette dimension de l’inabordable est présente dans toute l’oeuvre. C’est ce qui forge une pensée, un rythme, un style singuliers, une parole dans laquelle se profile l’essence du désir.

‘“ « Et maintenant, sommes-nous oubliés ? » — « Si tu peux dire nous, nous sommes oubliés. » — « Pas encore, je t’en prie, pas encore. » La marche silencieuse, l’espace muet, fermé, où erre sans fin le désir.**
Il marchait en avant, lui frayant un chemin vers soi, et elle serrée contre lui d’un mouvement qui les confondait, marchant dans son pas du même pas, seulement précipité, éternel. ” 587

Le vocable errance est-il trop fort pour désigner le cheminement de la parole ? L’errance serait selon Heidegger « ‘la dissimulation originelle de l’être sous l’étant, qui est antérieure à l’erreur de jugement et que rien ne précède dans l’ordre ontique.588 [...] Le Lieu n’est donc pas un Ici empirique mais toujours un Illic*. ’» 589

L’errance renoue son lien étymologique avec l’erreur. Le dérivé commun de errare au sens figuré signifie “se tromper”, « ‘s’abandonner à la magie du détour ’».590 L’errance conduit à la perdition, mais elle est aussi recherche de quelque chose. Les paroles n’ayant pas suffisamment d’assise pour advenir, elles se laissent glisser sur leur erre, elles empruntent les voies non frayées. En elles sommeillent un manque, une force latente qui met en marche le rythme des répliques. Ces dernières progressent parfois à la manière d’un poème, par insistances progressives, par pertes successives. Or, le manque est communément lié au désir. L’auteur associe celui-ci à l’erreur quand il “ouvre l’enfer à Orphée”.591

‘« Le désir, sous cette perspective, est du côté de l’ “erreur”, ce mouvement infini qui toujours recommence, mais le recommencement est tantôt la profondeur errante de ce qui ne cesse pas, tantôt la répétition où ce qui toujours revient est pourtant plus nouveau que tout commencement ».592

Le désir est privé de sa modalité délibérée.

Les deux voix de L’Attente l’oubli ne constituent-elles pas les avatars d’un même sujet de désir ? Leurs paroles deviennent paroles de désir dans le “dit” et le “non-dit”. Elles touchent au manque essentiel en chacune d’elles et ainsi mettent-elles en mouvement le désir inconscient. Telle est la structure du dialogue de l’homme et de la femme en quête d’une chose impossible à nommer.

‘“ « Ce que vous demandez... » — « Je ne vous le demande pas » — « Cela ne change rien à la chose, vous voudriez me l’avoir demandé » — « Je ne crois pas que je puisse le vouloir, peut-être ne l’ai-je jamais voulu. » — « Cela est donc plus vaste que tout vouloir ? Ne le vouliez-vous d’aucune façon ? » — « J’en avais seulement peur, j’avais peur de le vouloir. » 
Que demande-t-elle ? Pourquoi cette demande ne parvient-elle pas jusqu’à lui ?
« C’est comme si vous demandiez ce qui vous empêcherait de le demander. Vous ne le demandez donc pas. » — « Je ne le demande pas, je le mets dans votre main. »
Quelle impression aussitôt : que sa main se referme sur la vérité, cette main qui, loin de lui, lui ouvre les yeux.
Elle ne demandait rien, elle disait seulement quelque chose qu’il ne pouvait soutenir qu’en rapport avec cette demande.
Elle ne demandait rien, elle demandait seulement. Une demande qu’elle avait dû lui présenter dès les premiers instants et qui depuis, du moins il s’en persuadait, se frayait capricieusement un chemin vers lui à travers tout ce qu’elle disait.
Ce qu’il pensait se détournait de sa pensée pour le laisser penser purement ce détour.
Ce qui lui était demandé et ne pouvait être demandé, ce qui, une fois accompli, pourtant resterait à accomplir : il vivait et pensait au point de rencontre de ces deux mouvements qui ne s’opposaient pas, mais s’interrogeaient deux par deux.
« Donne-moi cela. » Comme si en le lui demandant elle avait attendu la plénitude du seul don qu’il ne pût lui faire. 593

Dialoguer devient essentiellement l’effort de reconnaître dans le détour de la pensée une certaine vérité, — vérité de l’autre ou de soi-même. Cette vérité de l’être ne peut être quémandée. Ce qui l’est se limite seulement à un peu plus de présence effective au sein du procès de l’énoncé. Dans cette demande d’intensification du présent d’une parole difficile, impossible, imprévisible, le don ne s’accomplit pas véritablement mais il demeure essentiel. Il faut entendre “le don sans donateur” décrit par Jean-Luc Marion.

‘« La reconnaissance sans connaissance concerne l’accès au donateur (sans doute un autrui) dans le don sans donateur, au donateur manquant (réduit) d’un don connu. Il s’agit d’un écart absolument spécifique, où l’inconnaissance marque moins un handicap qu’une voie d’accès spécifique [...]. Franchir cet écart, reconnaître le donateur sans le connaître, demande plus que la reconnaissance simple (envers le don connu) — seul l’amour pourrait s’y risquer. »594

La demande est réitérée, niée : « ‘Elle ne demandait rien, elle demandait seulement. ’»

L’adverbe négatif “ne”, complété par l’auxiliaire de négation “rien”, met l’accent sur l’impossibilité d’exprimer explicitement cette demande. C’est peut-être un « ‘rien qui demande à parler, rien ne parle, rien trouve son être dans la parole et l’être de la parole n’est rien. ’»595

Rien ne nommera la demande. La phrase négative emboîte le pas à la phrase affirmative comme si la seconde tentait de raturer la première pour maintenir présente la demande incessante dans son mouvement. Cela confère un aspect moins contradictoire que paradoxal ; il en est de même, nous l’avons vu, de l’emploi des figures de l’indécision. L’objet de la demande est délaissé au coeur même de la tentative de saisissement. En se déliant dans l’immédiate négation de ce qu’ils disent, les mots se dirigent vers une limite extrême. Il se produit une déprise non seulement de ce qui est demandé mais aussi de la possibilité de l’énonciation. La parole du locuteur se loge de prime abord dans une sorte de néantisation et non de création de langage. Son pouvoir d’absence, sa “solitude essentielle”596 sont en jeu. La demande ne sera satisfaite que dans l’absolu.

Celle de la femme de LAttente l’oubli ne peut être comblée. Elle montre ce qui ouvre la voie au registre de l’imaginaire. Elle ne possède pas le secret du manque qui la fait exister. Nous verrons que ce manque est le désir lui-même. La demande méconnue de la femme reste un entour qui à travers ses mots “se frayait capricieusement un chemin”597 vers l’homme. C’est une sorte d’absence, une ignorance. La demande est-elle le désir de l’autre ? Le langage est-il celui de l’attrait ?

‘« Le langage de l’attrait, langage lourd, obscur, disant tout là où tout est dit, langage du frisson et de l’espace sans espacement. Elle lui avait tout dit, parce qu’il l’avait attirée et qu’elle s’était attachée à lui. Mais l’attrait est l’attrait vers le lieu où, dès que l’on y entre, tout est dit. »598

L’attrait anime les mots de la pensée, qui deviennent adresse et demande. Mais l’autre ne répond pas explicitement à celles-ci.

‘« Si la parole, écrit Merleau-Ponty, veut incarner une intention significative qui n’est qu’un certain vide,* ce n’est pas seulement pour recréer en autrui le même manque, la même privation, mais encore pour savoir de quoi* il y a manque et privation. »599

La femme aimerait que lui soit redonnée la chair du mot, sa présence pleine, mais en vain : elle ne reçoit que des échos lointains, aussitôt oubliés. Elle est étrangère à elle-même, à l’homme qui l’écoute et qui lui répond. Une telle relation à l’autre ne semble pas, à tout le moins, gratifiante, mais c’est celle qui cherche la vérité de l’être. Le désir prend place au sein de l’acte de l’énonciation et constitue le manque qui induit la demande si particulière.

Notes
587.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 78.

588.

Des deux acceptions du terme ontique : synonyme de ontologique ou bien opposé à celui-ci, nous retenons la deuxième : de l’être concret de l’expérience, ou “étant”. La distinction heideggerrienne entre “être” et “étant” est rappelée par l’auteur : “La réflexion sur la différence de l’être et de l’étant, différence qui n’est pas la différence théologique du Transcendant et du fini (à la fois moins absolue et plus originelle que celle-ci), différence qui est aussi tout autre que la différence de l’existant et de sa manière d’exister, semble appeler la pensée et le langage à reconnaître dans le Sein un mot fondamental pour le neutre, c’est-à-dire à penser au neutre. Mais il faut rectifier aussitôt et dire que la dignité qui est accordée à l’être dans l’appel qui nous viendrait de lui, tout ce qui rapproche d’une façon ambiguë l’être du divin, la correspondance du Sein et du Dasein, le fait providentiel qu’être et compréhension de l’être vont ensemble, l’être étant ce qui s’éclaire, s’ouvre et se destine à l’étant qui se fait ouverture de clarté, ce rapport donc du Sein et de la vérité, voilement se dévoilant dans la présence de lumière*, ne nous disposent pas à la recherche du neutre telle que l’implique l’inconnu.” . L’Entretien infini, p. 441, note en bas de page.

589.

Propos recueillis par Jacques Derrida dans L’Ecriture et la différence, pp. 213-215.

590.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 36.

591.

Ibid., p. 280.

592.

Ibid., p. 281.

593.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, pp. 79-81.

594.

Jean-Luc Marion, Étant donné, Essai d’une phénoménologie de la donation, PUF, coll. “Epiméthée”, 1997, p. 145-146.

595.

Maurice Blanchot, La Part du feu, p. 314.

596.

Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, p. 339.

597.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, pp. 80-81.

598.

Maurice Blanchot, Ibid., pp. 73-74.

599.

Maurice Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie et autres essais, Gallimard, coll. “NRF - Idées”, [1953, 1960], 1968, p. 96.