Dans les oeuvres de Maurice Blanchot, le désir se distingue du besoin, car il ne trouve pas, contrairement à ce dernier, d’objet spécifique qui pourrait le satisfaire, ce qui fait dire à Emmanuel Levinas que “ ‘le Désir, en quelque manière, se nourrit de ses propres faims et s’augmente de sa satisfaction.’ ” 600
Dans les dialogues de Platon, au contraire, le désir est manque de quelque chose. Le fait d’avoir connu avant la naissance la connaissance des réalités fait naître celui-ci. Il faut alors se ressouvenir. La réminiscence peut ainsi combler le manque. Les Dialogues de Phédon entre Socrate, Simmias et Cébès, développent amplement cette idée. Il en est de même dans Ménon. Ils s’entretiennent sur la destinée de l’âme, mais aussi sur l’attitude à adopter pour découvrir le projet d’immortalité. Dans Théétète, Platon s’interroge sur ce qui fuit au sein même de la parole. Il nomme cet “écoulement”601 le fluent.
‘« Et le moyen, Socrate ? — demande Théodore — Le moyen de fixer n’importe quoi de ce genre, puisque, dès que l’on parle, aussi vite se dérobe l’objet, fluent par définition. »602 ** ’D’après Platon, nous ne pouvons percevoir ce “fluent”, mais nous pouvons le concevoir. Le désir est désir du “fluent”.
Dans Le Banquet, Platon reconnaît néanmoins que l’objet du désir de l’Amour fait défaut, mais cela demeure une chose absente en tant que réalité. Socrate et Agathon en témoignent.
‘« — [...] l’Amour désire-t-il ou non l’objet dont il est amour ?La quête du vrai, du bien, dans la philosophie platonicienne, rejoint celle de la beauté, car la recherche répond à un attrait, à un désir de quelque chose. Dans l’oeuvre de Maurice Blanchot, il en est tout autrement. Le désir ne cesse de manquer son objet qui n’existe pas. L’auteur donne une approche métaphysique du mot désir :
‘« La pensée qui pense plus qu’elle ne pense est Désir. Un tel désir n’est pas la forme sublimée du besoin, pas davantage le prélude de l’amour. [...] — désir de l’autre en tant qu’autre, désir austère, désintéressé, sans satisfaction, sans nostalgie, sans retour. [...]Ce passage met en lumière l’ambivalence de la conception du désir. Désirer, étymologiquement, appartient au vocabulaire divinatoire. Il ‘« est issu par réduction phonétique du latin desiderare, composé en de (à valeur privative) de sidus, [...] “astre”[...]. Le verbe latin signifie littéralement “cesser de contempler (l’étoile, l’astre)”, d’où moralement “constater l’absence de”, avec une forte idée de regret. »’ 605
La conception freudienne du désir fait également l’expérience d’une perte, le sujet s’efforce de revivre la satisfaction connue antérieurement. Les traces mnésiques sont liées au désir qui peut se manifester dans la parole à travers les lapsus, par exemple.
‘« Chez Sigmund Freud, la notion est employée dans le cadre d’une théorie de l’inconscient pour désigner à la fois la tendance et la réalisation de cette tendance. En ce sens, le désir est accomplissement d’un souhait ou d’un voeu [...] inconscient. »606 ’Jacques Lacan, quant à lui, radicalise la question du désir. Les causes de ce dernier sont moins à rechercher dans les traces mnésiques que dans l’épreuve d’un manque absolu. Cette conceptualisation s’est faite à partir de la tradition philosophique. C’est dans l’absolu, en dehors de toute satisfaction d’une envie, que se réalise le désir.
Dans les Écrits de Lacan, Hegel est le philosophe le plus cité. Dans la Phénoménologie de l’Esprit, ce dernier montre que tout désir est l’expérience d’une altérité. Maurice Blanchot adopte cette conception hegelienne et lacanienne. L’homme désire à partir de mouvements obscurs, il tend vers une complétude irreprésentable.
Mais alors, quelle est cette attraction si forte qui naît entre deux personnages et à la lecture du dialogue ? Ne sommes-nous pas dans un registre de l’amour au sens où l’auteur l’entend ?
Ce dernier en parle surtout dans La Communauté inavouable. Au sujet de Tristan et Iseult, l’auteur rappelle la définition de l’amour que donne Lacan. Il insiste sur l’amour impossible dans le sens où ce dernier échappe totalement au pouvoir de l’être et à sa propre volonté.
‘« Et voici les derniers mots (sont-ils derniers ?) : “Très vite, vous abandonnez, vous ne la cherchez plus, ni dans la ville, ni dans la nuit, ni dans le jour. Ainsi cependant vous avez pu vivre cet amour de la seule façon qui puisse se faire pour vous, en le perdant avant qu’il ne soit advenu.” Conclusion qui dans son admirable densité dit peut-être, non pas l’échec de l’amour dans un cas singulier, mais l’accomplissement de tout amour véritable qui serait de se réaliser sur le seul mode de la perte, c’est-à-dire de se réaliser en perdant non pas ce qui vous a appartenu, mais ce qu’on n’a jamais eu, car le “je”et “l’autre” ne vivent que dans le même temps, ne sont jamais ensemble (en synchronie), ne sauraient donc être contemporains, mais séparés (même unis) par un “pas encore” qui va de pair avec un “déjà plus”. N’est-ce pas Lacan qui disait (citation peut-être inexacte) : désirer, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ? »607 ’L’auteur écarte tout registre psychologique. C’est l’altérité qui met en mouvement l’amour que se portent mutuellement Tristan et Iseult. C’est dans la communauté du manque, générateur de désir, et dans le souhait de le combler qu’ils se retrouvent, attirés
‘“ dans l’étrange où ils deviennent étrangers à eux-mêmes, dans une intimité qui les rend, aussi, étrangers l’un à l’autre. Ainsi donc, éternellement séparés, comme si la mort était en eux, entre eux ? Non pas séparés, ni divisés : inaccessibles et, dans l’inaccessible, sous un rapport infini.
C’est ce que je lis dans un récit sans anecdote où l’impossible amour (quelle qu’en soit l’origine) peut se traduire par une analogie avec les mots premiers de l’éthique (tels que Levinas nous les a découverts) : attention infinie à Autrui**, comme à celui que son dénuement met au-dessus de tout être, obligation urgente et ardente qui rend dépendant, “otage” et, Platon le disait déjà, esclave par-delà toute forme de servilité admise. ”608
’
Le désir est loin de s’apparenter à quelque regret, quelque appétence voire quelque souhait. Il renvoie à une perte d’objet dont la représentation est impossible, en quoi “ l’être du langage est le non-être des objets. ”609
Selon la formule de Lacan, le désir de l’homme est le désir de l’Autre. Nous reviendrons sur ce transcendantalisme particulier, notamment dans l’oeuvre de Maurice Blanchot. La mesure est à son comble, puisque son objet se réduit au manque de l’autre, mais l’attrait n’en est pas altéré pour autant.
Dans L’Attente l’oubli, le vocable “désir” est prononcé de nombreuses fois, par contre le mot “amour” ne l’est jamais. Mais comment nommer l’amour, comment le reconnaître quand celui-ci attire les êtres “ dans l’étrange où ils deviennent étrangers à eux-mêmes ”, quand celui-ci entraîne la perte de tous repères (et de tous repaires) ? Le dialogue entre l’homme et la femme prend parfois des allures obscures, fascinantes, contradictoires. Il exprime effectivement le don de “ ‘ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas.’ ”
‘“ « Fais cela, je te le demande. » — « Non, tu ne me le demandes pas. »Le désir, nous l’avons vu, s’exprime d’une manière itérative dans la demande. Celle-ci est infinie — inéluctable scansion par laquelle se réfracte l’ombre d’une impossible faveur.
Les mots de l’amour deviennent les marques de l’attente. Ils tentent de viser l’être au-delà du corps et des événements quotidiens. S’il y a de l’attrait voire de l’amour, ce dernier se situe dans l’au-delà de la demande. L’homme et la femme se maintiennent dans une présence “très forte”.611 Elle échappe et c’est cette présence absente qui attire.
‘“« Ainsi attirée comme hors de sa présence. » — « Attirée, mais toutefois pas encore, par l’attirance de ce qui toujours attire mais pas encore. » — « Par l’attrait qui force, rejette et occupe toute distance. » ” 612 ’“L’attirance”, “l’attrait”, cette “expérience” liée au dénuement revient tout au long du récit d’une manière soutenue mais non obsessionnelle, comme une sorte de mélopée qui aurait besoin, chaque fois, de réaffirmer son phrasé.613
Le récit parle admirablement d’une proximité difficile voire impossible à établir. L’homme et la femme sont “‘tenus et attirés en cette attenance’.”614 Le néologisme attenance — le mot existe au pluriel pour exprimer les relations étroites, mais non au singulier — met en évidence “la communauté” de présence, sans pour autant qu’elle fût réflexive ou qu’elle possédât une sorte d’interface qui établirait une présence commune aux deux êtres. L’attrait a seulement partie liée avec le mouvement de l’approche. C’est l’approche de l’autre, de l’inconnu de l’autre, de sa parole.615 Aucun charme ne vient renforcer cette “attenance”. L’intériorité de la femme ne se rapproche pas de celle de l’homme sous l’influence de cette inclination, dont le corrélatif n’est pas l’émotion mais plutôt une indifférence bienveillante.616 L’attrait est celui de la parole qui permet une tentative d’échanges, il est aussi, nous le verrons, celui des corps. Il conduit ces derniers à s’unir et parfois à s’affronter. Cette parole n’est pas une parole de séducteur dans le sens où elle ne trouve pas la voie de ce qui en l’autre requiert la séduction. Et cependant, elle véhicule le désir. Celui-ci est bien ce rapport à ce qui ne peut être réalisé. A ce sujet, l’auteur cite les propos de Simone Weil :
‘« “ Le désir est impossible ”, et maintenant nous comprenons que le désir est précisément ce rapport à l’impossibilité, qu’il est l’impossibilité qui se fait rapport, la séparation elle-même, en son absolu, qui se fait attirante et prend corps.** Et nous commencerons aussi à comprendre pourquoi, en une parole inspirée, René Char a dit : “ Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir. ” »617* ’Les paroles échangées des personnages auraient quelque accointance avec la poésie, le désir, comme cette dernière, s’apparente à “ ‘l’effervescence de tout l’avenir dans la brûlure de l’instant.’ ”618
Elles tentent désespérément d’offrir cette brûlure.
Ce désir est peut-être avant tout un désir d’être. Il se conçoit comme “manque à être”.
La conception du désir selon Jacques Lacan ressemble également, sur certains points, à celle de Jean-Paul Sartre qui cite, tout comme Maurice Blanchot, les mots de Rimbaud : “ Je est un autre ”.
Dans L’Etre et le Néant, Jean-Paul Sartre développe l’idée que l’être du sujet ne coïncide pas avec soi. Il est donc néant. Le “pour soi” étant manque, “le désir est manque d’être.”619
Le “je” qui parle ne peut maîtriser parfaitement sa parole. Le sujet du désir n’est pas directement lié à la pensée mais à un savoir totalement inconscient. Toutefois, le désir que le sujet ne saurait circonscrire est un processus capable de créer une valeur pour Jean-Paul Sartre. Il n’en est pas de même pour Jacques Lacan ou Maurice Blanchot.
‘« J’ai donc une pensée qui dépasse mon pouvoir, écrit l’auteur , une pensée qui, dans la mesure même où elle est pensée de moi, est l’absolu dépassement de ce moi qui la pense, c’est-à-dire une relation avec ce qui est absolument hors de moi-même : l’autre. »620 ’De nos jours, les sciences humaines, la philosophie ne cessent de questionner la notion de désir qui, selon Spinoza, est “l’essence de l’homme”. Il engage la réalité du langage, il s’exprime au moyen de ce dernier. Sa conception est déterminante dans l’histoire de la pensée moderne.
Le désir devient “désir de désir” et non “désir de quelque chose”. La parole, tout comme l’écriture, véhiculent le désir car elles maintiennent l’abîme qui ajourne la communication et la rencontre avec l’autre.
‘« De quel droit, par quel pouvoir usurpé, avait-il projeté cette rencontre et, la projetant, l’avait-il rendue inévitable ou, au contraire, impossible ? » — « Ce n’était qu’une pensée. » — « Assurément. » — « Mais aussi un désir ; quelque chose qu’on ne pouvait penser qu’en le désirant. » — « Sans pouvoir le penser, sans être sûr qu’on le désirât. » — « Quitte à en parler, avec le soupçon qu’en parler c’était en parler prématurément, par une indiscrétion malheureuse. » — « Heureuse aussi ; il le fallait. » — « Le fallait-il ? » — « Nous le saurons plus tard. » — « Nous le saurons trop tard. »Ce dialogue, extrait de l’essai Le Pas au-delà, illustre ce qui violente la parole, la trace organisatrice du désir inconscient qui s’efforce d’opérer un changement structural de la parole. Cette dernière relate davantage une histoire considérée comme création de l’être qu’une histoire objective.
Emmanuel Levinas, Ethique et Infini, pp. 86-87.
Platon, Parménide, Théétète, Le Sophiste, Gallimard, “Les Belles Lettres”, coll. “Tel”, 1992, Théétète, p. 112. De même dans Cratyle : “Aurait-on le droit dire, de ce qui passe sans cesse, d’abord qu’il est ceci, ensuite qu’il est tel ? Ne va-t-il pas, tandis que nous parlons, nécessairement devenir autre, se dérober, ne plus être soi ? ”.
Ibid., p. 112.
Platon, (Le Banquet), Phèdre, pp. 60-63.
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 76.
Dictionnaire Historique de la Langue Française, Le Robert, sous la direction d’Alain Rey, p. 587.
Elisabeth Roudinesco et Michel Plon, Dictionnaire de la Psychanalyse, Fayard, 1997, p. 213.
Maurice Blanchot, La communauté inavouable, p. 71.
Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, pp. 72-73.
Julia Kristeva, La révolution du langage poétique, Seuil, coll. “Points”, [1974], 1985, p. 120.
Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, pp. 111-112.
Ibid., p. 100.
Ibid., p .128.
Nous citons quelques exemples seulement :
p. 61 : “ Il l’attirait, comment l’avait-il attirée ? Il l’attirait constamment, par une immobile, insensible force. Elle était le lieu même de cet attrait qu’il exerçait sur elle et que, par le retour de l’attrait, elle exerçait sur lui : arrêtée ici et non fixée, immobile, d’une immobilité errante.
Vagabonde hors de soi jusqu’à lui hors de lui.”
p. 66 : “L’attirant vers lui, il l’attirait vers quelqu’un qu’elle oubliait toujours plus profondément, plus superficiellement.”
pp. 70-71 : “ Il savait quel avait été son premier mot à lui, il était sûr qu’en lui disant : “Venez” — et elle s’était approchée aussitôt — il l’avait fait entrer dans ce cercle de l’attrait où l’on ne commence à parler que parce que tout a déjà été dit. Était-il trop proche d’elle ? N’y avait-il plus assez de distance entre eux ? Et elle trop familière dans son étrangeté ?
Il l’avait attirée, c’était là sa magie, sa faute : “Vous ne m’avez pas attirée, vous ne m’avez pas encore attirée.”
p. 103 : “ “ C’est par cette indifférence qu’elle vous attire. ” — “ Mais est-ce qu’elle m’attire ? ” — “ Vous l’attirez, vous êtes tous deux dans la région de l’attrait. ”
“ Cette présence d’indifférence en elle, son attrait.”
p. 157 : “ “ Il m’attirait, il m’attirait sans cesse. ” — “ Où vous attirait-il ? ” — “ Eh bien, dans cette pensée que j’ai oubliée. ” — “ Et de lui, pouvez-vous mieux vous souvenir ? ” — “ Je ne le puis pas. Comme je l’ai oublié. Comme il m’attire, celui que j’ai oublié. ”
Quand elle parle, et ses mots entraînés doucement, son visage glissant à son tour, s’enfonçant dans le cours de la parole égale, elle l’attire, lui aussi, dans ce même mouvement d’attrait où elle ne sait qui elle suit, qui la précède.”
Ibid., p. 116.
Ibid.
Ibid., pp. 150-151.
NRF, N°83, p. 877, ou L’Entretien infini, p.p.67-68.Cette citation de René Char de Seuls demeurent est reprise dans plusieurs essais. L’auteur a de nombreuses fois rendu hommage à l’amitié qui le liait au poète.
L’Entretien infini, p. 56 : dans un paragraphe intitulé, “L’appel désirant, la parole”, consacré à Hölderlin, p. 76 : La citation concerne un dialogue sur la philosophie. “La pensée qui pense plus qu’elle ne pense est Désir.”
La Part du feu, p. 109. La Bête de Lascaux, Fata Morgana, [1982], 1986, p. 26.
Maurice Blanchot, La Bête de Lascaux, p. 26.
Jean-Paul Sartre, L’Etre et le néant, essai d’ontologie phénoménologique, Gallimard, coll. “Tel” [1943,1976], 1995, p. 621.
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, pp. 75-76.
Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, p. 19.