6. L’Autre nuit

Il manque un mot, une parole, celle qui délivrerait le narrateur, Claudia, Judith, “le dernier homme”, Thomas de leur errance. Pour interroger davantage les origines et les effets de la parole manquante, nous prenons en compte les relations qui peuvent s’établir entre langage et inconscient, entre linguistique et psychanalyse. La tâche n’est pas manifeste, car les liens entre science du langage et science de l’inconscient622 n’ont pas toujours été établis par les spécialistes eux-mêmes. Le psychanalyste André Green, entre autres, insiste sur l’intérêt de cette relation et dédouane ce genre de recherche.

‘«  Aucun découpage ne peut rendre compte de la totalité d’un objet. [...] Il faut accepter que la problématique littéraire ne puisse à elle seule nous fournir cette révélation complète de l’objet de la littérature. L’analyste ne niera jamais qu’il y ait un espace propre à la littérature, créé par l’écriture. Et sans doute le critique littéraire sera-t-il surtout intéressé par cette création de l’écriture par elle-même. Mais l’analyste se posera toujours la question de la constitution de cet espace de l’écriture, parce que ce n’est pas l’écriture mais ce qui la rend possible qui fait question pour lui. »623

Maurice Blanchot interroge également les conditions qui rendent l’écriture, la parole possibles. L’auteur questionne fréquemment l’une et l’autre. Nous considérons les paroles échangées mais aussi l’écriture de ces dernières.

Nous savons qu’à l’heure actuelle, la langue est l’objet d’investigations importantes non seulement en linguistique mais aussi en psychologie, psychanalyse, ethnologie, sociologie, anthropologie, etc. Sa structure formelle est étudiée pour analyser le sujet parlant. Les structuralistes, même les plus réticents à l’égard de la psychanalyse, reconnaissaient la présence de structures formelles inconscientes dans un énoncé.

Juste avant le vingtième siècle, c’est sans conteste la psychanalyse, avec Freud, qui a jeté de nouvelles bases sur la représentation du fonctionnement linguistique en recherchant la part inconsciente eu égard à l’élection des mots. Psychanalyse et linguistique n’abordent pas le langage de la même façon. Alors que la linguistique l’étudie indépendamment du sujet qui réalise le discours, la psychanalyse établit un lien entre la production de ce dernier et celui qui le prononce pour produire un sens. Les linguistes ne nient pas ce lien, ils considèrent que dans l’instance de discours, le locuteur s’énonce comme “sujet”.624

‘« La comparaison du langage avec un instrument, [...] doit nous remplir de méfiance, comme toute notion simpliste au sujet du langage. [...] Nous n’atteignons jamais l’homme séparé du langage et nous ne le voyons jamais l’inventant. [...] C’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l’homme. [...]
C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet* ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa* réalité qui est celle de l’être, le concept d’ “ego”.
La “subjectivité” dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme “sujet”. Elle se définit non par le sentiment que chacun éprouve d’être lui-même [...], mais comme l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience. [...] Est “ego” qui dit* “ego”. »625

Dans tous les cas, il n’existe pas un seul discours, une seule syntaxe signifiante, mais plutôt une pluralité de systèmes signifiants.

La linguistique autorise la sémiologie. Ferdinand de Saussure a cherché à comprendre en quoi consistent les signes, quelles lois les régissent. Il n’avait sans doute pas lu Freud, même si tous deux ont élaboré leur pensée à la même époque.626 Pour cerner le sujet, faut-il délaisser l’aspect symbolique pour ne retenir que l’aspect sémiotique, celui des pulsions inscrites dans le style, le rythme, les assonances, les dissonances, les répétitions, les tropes ?

Pour Julia Kristeva, le fait linguistique se trouve au carrefour des deux. Le langage dans sa fonction symbolique comprend le refoulement de ce qui constitue le sémiotique, la pulsion, le rapport à la mère.

Nous admettons que la parole est une pratique sociale ; cependant, la pulsion s’inscrit dans cette pratique. Il est difficile dans ce cas de dissocier totalement psychanalyse et sémiologie. C’est peut-être une des raisons qui incitent cette dernière à devenir moins “structurale” et à opter pour une conception beaucoup moins cartésienne du langage. Roland Barthes ne dit pas autre chose :

‘« La psychanalyse va, par exemple, trouver un signifié phallique. Elle va en recenser de nombreux signifiants, constituer une symbolique. La sémiologie se donne un tout autre objet : elle étudie le mode d’organisation de ces signifiants. On n’annule pas l’approche psychanalytique, on lui fait place. La pertinence sémiologique laisse place aux autres pertinences. »627

Nous avons, dans la première partie, suggéré un lien entre “la mer” et “la mère”. Cette homophonie altère l’identité des signifiants et induit un rapprochement des signifiés. L’élément aquatique représenterait ainsi l’Autre, le réceptacle inaccessible et impensable. “‘Je me noie dans l’airain muet’”628 affirme Thomas.

Le langage dévoile l’être quand celui-ci “manque à être”. Les dialogues, non dénués d’étrangeté, tout comme le langage poétique où le refoulement serait moindre, remplissent cette fonction. L’énonciation est soutenue par un sujet mais ce dernier n’habite pas complètement son être. Si l’ “ego” se loge dans le signifié, “le manque à être” s’instaure dans le signifiant. Ce que Lacan a nommé le lieu de l’Autre est ce qui maintient un “rapport infini”.

Maurice Blanchot a consacré de nombreuses pages à cet “Autre” qui divise le personnage. En essayant de définir ce que cette notion recouvre pour lui, nous cernons au plus près ce que nous nommons la mésalliance au sein du dialogue.

L’auteur, à propos de Flaubert, parle de “ l’Autre* de la parole .”629

‘« Or, depuis Mallarmé, nous pressentons que l’autre d’un langage est toujours posé par ce langage même comme ce en quoi il cherche une issue pour y disparaître ou un Dehors pour s’y réfléchir : Ce qui signifie non pas simplement que l’Autre ferait déjà partie de ce* langage, mais dès que celui-ci se retourne pour répondre à son Autre, c’est vers un autre langage qu’il se retourne, dont nous ne devons pas ignorer qu’il est autre, ni que lui aussi a son Autre. »630

Flaubert affirmait : “ Trop de choses ”, “ pas assez de formes ”. Cela ne signifiait pas, selon Maurice Blanchot, que la part de “ réel indicible ” s’opposait à “ ‘une indigence, celle des mots trop peu nombreux et trop maladroits pour le dire ; il ne fait, à son insu, qu’opposer un langage à un autre’ ”631 . L’un se définit selon le contenu chargé de sens, l’autre est “ ‘fixé dans sa pure décision signifiante’. ”632 C’est à partir d’une opposition tierce que le jugement est prononcé.

L’Autre procède d’un mouvement illimité.

Quels sont ces liens qui s’établissent entre le sujet conscient et l’Autre inconscient ? Pour Jacques Lacan, la subjectivité est liée aux signifiants. Ce n’est plus le signifié s’exprimant dans les signes qui dicte la véritable parole de l’être. Le signifié se déduit de l’acte signifiant.

Maurice Blanchot, à l’instar de Lacan, se démarque de la conception saussurienne du signifiant. Nous savons que le signe linguistique, pour Ferdinand de Saussure, associe un concept, le signifié, à une “image acoustique”, le signifiant. Il insiste, tout comme Emile Benvéniste, sur le lien nécessaire qui existe entre les deux.

‘«  Il y a entre eux symbiose si étroite que le concept “boeuf” est comme l’âme de l’image acoustique böf. * L’esprit ne contient pas de formes vides, de concepts innommés. »633

En faisant exister l’inconscient à partir du langage634 , Lacan se fonde sur la théorie saussurienne mais il met en doute la relation étroite voire unique qui se tisse entre signifié et signifiant. Cependant, si le signifié ne précède pas le signifiant, si ce dernier prime et devient autonome en produisant lui-même un signifié, il ne se rapporte plus au monde ni à la représentation. Que désigne alors le signifiant ?

Par l’intermédiaire de celui-ci, quelque chose est exprimé au sujet. Le signifiant n’est plus représentation de mot mais représentation de chose, celle-là même qui selon Freud évoque, également, l’inconscient. Le terme représentation devient alors impropre puisqu’il ne ressortit pas à la catégorie du monde.

‘“Le signifiant est unité d’être unique, n’étant de par sa nature symbole que d’une absence.”635

Il ne serait signifiant qu’à partir d’un autre signifiant. Maurice Blanchot insiste à son tour sur le fait que le trou du langage représenterait l’absence de signifiant premier, originel, qui définirait le sujet dans une parfaite complétude. L’être étant, d’une certaine façon, circonscrit par le langage, le signifiant désignerait l’être. Le trou du langage témoignerait du rapport infini entre signifiant et signifié, de l’incapacité de délimiter le sujet ;

‘« [...] Ce rapport n’est pas un rapport d’unification ; forme et contenu sont en rapport de telle sorte que toute compréhension, tout effort pour les identifier, les rapporter l’un à l’autre ou à une commune mesure selon un ordre régulièrement valable ou selon une légalité naturelle les altère et échoue nécessairement. D’où des conséquences si difficiles que nous ne saurions toutes les découvrir. Celle-ci, que le signifié ne peut jamais se donner pour la réponse du signifiant, sa fin, mais plutôt comme ce qui restitue indéfiniment le signifiant dans son pourvoir de donner sens et de faire question.** [...]. Celle-ci, que ce rapport infini — portant l’exigence d’une distorsion infinie — s’accomplira d’autant plus que les termes entre lesquels il se produit, se donnent pour plus distants, comportant de l’un à l’autre l’élément de disjonction le plus fort, de telle manière que le rapport entre eux n’a pas pour effet de les unifier, mais au contraire d’interdire toute synthèse, n’affirmant, par l’étrangeté du rapport, que le devenir improbable de la signification dans sa pluralité infinie, c’est-à-dire infiniment vide ». 636

La parole délivre ainsi une part inconnue, façonnée par un inconscient qui l’habite. Mais comment véritablement le prouver ? Pour cela, il faut se tourner du côté de la brèche, des répliques, des césures, des silences inopinés, des ruptures d’accent, de l’aporie du texte.

Dans l’économie du dire, l’inconscient occupe une place mouvante, variable eu égard à celle qui est assignée au non-dit. L’impensable ne se confond pas avec l’indicible. Si la passion est du côté de l’indicible — le passionné souffre de l’inadéquation entre le mot et la chose — “l’inconnu” semble se trouver du côté de l’impensable, de ce que l’auteur nomme “le neutre”.637 L’absence d’objet de représentation, la mort se trouvent du côté de l’inconcevable.

Face au besoin impérieux de dire, le non-dit sert — comme Freud l’a montré à propos du tabou — à vénérer, à isoler, mais aussi à préserver d’une force destructrice qu’auraient les mots par un pouvoir inestimable sur l’inconnu.

‘« L’inconnu n’est ni objet ni sujet. Cela veut dire que penser l’inconnu, ce n’est nullement se proposer “le pas encore connu”, objet de tout savoir encore à venir, mais ce n’est pas davantage le dépasser en “l’absolument inconnaissable”, sujet de pure transcendance, se refusant à toute manière de connaître et de s’exprimer. [...] L’inconnu ne sera pas révélé, mais indiqué. »638

Nous sommes en droit de suggérer que l’inconnu de la parole, le ton neutre, si souvent évoqués par l’auteur, présentent quelque parenté avec l’inconscient, le discours de l’Autre défini par Jacques Lacan.

‘« Ça parle dans l’Autre, disons-nous, en désignant par l’Autre le lieu même qu’évoque le recours à la parole dans toute relation où il intervient. Si ça parle dans l’Autre, que le sujet l’entende ou non de son oreille, c’est que c’est là que le sujet, par une antériorité logique à tout éveil du signifié, trouve sa place signifiante. La découverte de ce qu’il articule à cette place, c’est-à-dire dans l’inconscient, nous permet de saisir au prix de quelle division [...] il s’est ainsi constitué. » ** 639

Maurice Blanchot établit néanmoins une légère distinction entre le neutre et l’Autre dans un dialogue qui n’affirme rien, qui se contente de proposer quelques explications.

‘“ «  Mais le neutre n’est-il pas ce qu’il y a de plus près de l’Autre ? » — «  Mais aussi le plus éloigné. » — «  L’Autre est au neutre, même s’il nous parle comme Autrui, parlant alors de par l’étrangeté qui le rend insituable et toujours extérieur à ce qui l’identifierait. »640 ”’

Nous ne sommes jamais sûrs de pouvoir établir la distinction. Le neutre étant “ ce mot de trop ” et ‘“ Le mot de trop* [...] viendrait de l’Autre’ ”641. Le Moi ne peut rendre compte de ce “ mot de trop ” qui s’adresse à lui, même s’il demeure le seul auditeur. Ce “ mot de trop ” se fait ‘“ moi dans ce mouvement de dérober qui semble le battement d’un coeur vide.’ ”642

Lacan pense que le langage participe à la constitution du sujet, mais le moi et le langage dépendent de l’image inscrite par l’Autre. “ ‘C’est avec l’apparition du langage qu’émerge la dimension de la vérité’. ”643

Au contraire, pour Sartre, le langage est ouvert sur le monde. Le moi et le langage ne sont pas comme chez Lacan fondamentalement autres.

‘«  Les “relations humaines” sont des structures interindividuelles dont le langage est le lien commun et qui existent en acte* à tout moment de l’Histoire. »644

Ce qui donne un véritable sens ne s’établirait pas uniquement à partir du lien qui unit les composants linguistiques, mais également à partir du lieu qui tient compte de l’activité créatrice, même si Sartre pense, tout comme Lacan, que le sens des mots qui produisent un “ébranlement de l’air”645 nous est volé.646

Cet Autre de la parole, “structuré comme un langage”,647 ce “ manque à être ” irreprésentable est nommé Dieu par Kierkegaard ; c’est aussi l’être de Heidegger. C’est peut-être l’Absolu, une présence de soi à soi, le lieu d’une expérience intime, cet Autre irréductible à tout autre que Jankélévitch appelle “ l’absolument autre ”, le lieu vide sans lieu, étranger à l’être et au monde, non pas la face opposée de l’être, mais son altérité, sa région ignorée.

‘“ Ce serait donc la parole — dans cet intervalle qu’est la parole — que l’inconnu, sans cesser d’être inconnu, s’indiquerait à nous tel qu’il est : séparé, étranger ?
— Oui, la parole, mais pour autant toutefois qu’elle répond à l’espace qui lui est propre. ”648

La définition de l’inconscient n’est pas la même pour tous. Son contenu peut s’apparenter à ce qui est refoulé pour Freud ; pour Merleau-Ponty, il se situerait davantage dans un Moi profond, au coeur du sujet. Maurice Blanchot ne prête pas de synonyme à ce lieu inconnu de la conscience.

‘«  La découverte de l’inconscient entendu comme la dimension de ce qui ne se découvre pas, est, avec l’écriture non parlante, l’une des principales étapes vers la libération à l’égard du théologique. »649

Reconnaissant que les termes présence, absence, affirmation, négation ne peuvent convenir pour tenter de le définir, il écrit : « ‘nous n’avons pas encore de mot pour l’ “inconscient” ’».650

‘“L’autre* nuit qui ne vient jamais, mais revient’”651 , insituable, inaccessible répond effectivement à la conception lacanienne de l’inconscient. 

‘«  L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. »652

Dans Thomas l’obscur, Thomas se confronte à l’altérité absolue. Le récit, à tout le moins surprenant, conduit à la troisième personne par une voix narrative évanescente, nous autorise sans cesse à entrer dans un monde quasi fantasmagorique où l’Autre transforme Thomas mais aussi Anne. La mer dans laquelle Thomas s’engouffre, se confond avec lui, représente peut-être l’Autre, l’ “il y a” qui ne cesse de l’attirer dangereusement.

Sorti de l’eau‘, « [il était] aux prises avec quelque chose d’inaccessible, d’étranger, quelque chose dont il pouvait dire : cela n’existe pas, et qui néanmoins l’emplissait de terreur et qu’il sentait errer dans l’aire de sa solitude »’ , 653 comme si l’Autre voulait s’emparer de lui quand il lut l’histoire de sa propre aventure. Lorsqu’il s’adonna à la lecture dans sa chambre, ‘«  il fut aperçu par l’intime du mot. [...] Il se voyait avec plaisir dans cet oeil qui le voyait. [...] Il aperçut toute l’étrangeté qu’il y avait à être observé par un mot comme par un être vivant, et non seulement par un mot, mais par tous les mots qui se trouvaient dans ce mot, par tous ceux qui l’accompagnaient et qui à leur tour contenaient en eux-mêmes d’autres mots, comme une suite d’anges s’ouvrant à l’infini jusqu’à l’oeil de l’absolu. »654

Ce sont les mots qui s’emparent de Thomas et qui commencent de le lire. Il offre “ au mot être son être ”655 . Le mot “yeux” prend la place de ses yeux. Il prend une étrange consistance et trouve ainsi une parfaite adéquation avec la chose qu’il désigne comme si les signes voulaient récuser l’arbitraire qui leur était assigné en s’unissant par un lien motivé. Ce sont les mots qui mordent, qui frappent.

Thomas va être mordu par le mot rat.656 Celui-ci compense l’absence du corps de Thomas. L’existence corporelle des mots est “‘la fiction nécessaire à cette insatisfaction essentielle que donne cette mythologie du langage. L’écriture la met en scène ’”.657

Le récit lui-même est contaminé. L’auteur le rappelle dans les dernières pages de Après coup.

‘«  Une telle récapitulation ou aide-mémoire — le paradoxe d’un tel récit — a pour trait principal de raconter, comme ayant eu lieu, le naufrage total, dont le récit lui-même ne saurait en conséquence être préservé, ainsi impossible ou absurde, à moins qu’il ne se prétende prophétique, annonçant au passé un avenir déjà là ou encore disant ce qu’il y a toujours quand il n’y a rien : soit l’il y a* qui porte le rien et empêche l’annihilation pour que celle-ci n’échappe pas à son processus interminable dont le terme est ressassement et éternité. »658

L’altérité fait naître des tourments auxquels se mêle la jouissance. Le début et la fin de l’histoire rendent parfaitement compte de ceux-ci. Thomas se sent projeté dans l’au-delà, “ ‘si l’au-delà, c’est ce qui n’admet pas d’au-delà’. ”659 Il éprouve la même sensation d’étrangeté qu’il connut dans l’eau. Anne est morte, son deuil le renvoie à un état extrême où le sentiment ne parvient plus à être nommé. Il est envahi par quelque chose qu’il ne sait pas maîtriser. Il décrit avec beaucoup d’insistance cet état paradoxal.

‘« Au fond de moi, à la fin du jour, se déposent d’étranges émotions qui me prennent pour objet. [...] Je ne puis plus nommer nul sentiment. L’état où je suis, si je l’appelais impassibilité, je pourrais aussi bien l’appeler feu. Ce que je sens, c’est la source de ce qui est senti, l’origine qu’on croit insensible, c’est le mouvement indiscernable de la jouissance et de la répulsion. Et, il est vrai, je ne sens rien. Je touche à des régions où ce que l’on éprouve n’a aucun rapport avec ce qui est éprouvé.** Je descends dans le bloc dur du marbre avec la sensation de glisser à la mer. Je me noie dans l’airain muet.** Partout la vigueur, le diamant, l’impitoyable feu, et pourtant la sensation est celle de l’écume. Absence absolue de désir. Là nul mouvement, nul fantôme de mouvement, rien non plus d’immobile. C’est à une telle pénurie que je reconnais toutes les passions dont on m’a retiré par un prodige insignifiant. Absent d’Anne, absent de mon amour pour Anne dans la mesure où j’aimais Anne. Et absent, doublement, de moi, étant chaque fois porté par le désir au-delà du désir et détruisant même ce Thomas inexistant où il me semblait être vraiment. Absent de cette absence, je me recule infiniment. Je perds tout contact avec l’horizon que je fuis. Je fuis ma fuite. Où est le terme ? Déjà le vide me semble le comble de la plénitude : je l’entendais, je l’éprouvais, je l’épuisais. ** Maintenant, je suis comme une bête épouvantée par son propre bond. Je tombe avec l’horreur de ma chute. J’aspire vertigineusement à me rejeter de moi. Est-ce la nuit ? Suis-je revenu, autre, où j’étais ?** C’est à nouveau un moment suprême de calme. Silence, asile de transparence pour l’âme. Je suis épouvanté par cette paix. J’éprouve de la douceur qui me contient un tourment qui me consume. Si j’avais un corps, je porterais les mains à ma gorge. Je voudrais souffrir.** Je voudrais me préparer une simple mort dans une agonie où je me déchirerais. Quelle paix ! Je suis ravagé de délices. Il n’est plus rien de moi qui ne s’ouvre à ce vide futur comme à une jouissance affreuse. Nulle notion, nulle image, nul sentiment ne me soutiennent. Alors que tout à l’heure je ne sentais rien, éprouvant seulement chaque sentiment comme une grande absence, c’est maintenant dans l’absence complète de sentiments que j’éprouve le sentiment le plus fort  »660

Nous assistons à l’errance de Thomas qui offre un accès à “un vide futur”. Dans ce mouvement, la pensée suit une trace tout en méconnaissant cette trace. L’errance le conduit vers un lieu où se trouvent toutes les contradictions : l’impassibilité et un état de “feu”, la jouissance et la répulsion, le bloc dur du marbre et “la sensation de glisser à la mer”, la vigueur, le diamant et l’écume, l’absence de mouvement et l’absence d’immobilité, l’absence de l’amour pour Anne “‘dans la mesure où [il] aimait Anne, le vide et la plénitude, la douceur, les délices et le tourment. Le mouvement répète une aporie. Thomas aspire au rejet de lui-même, ne pouvant sortir de son être, il éprouve “un attachement impersonnel’” à ce qui l’entoure.

Il vit une expérience capitale, contradictoire et très étrange, puisqu’il se sent inhabité par le désir, le sentiment. Il se sent dépossédé et paradoxalement c’est dans cette absence de sentiment qu’il éprouve “le sentiment le plus fort.” C’est dans la brèche du rapport premier de lui à lui que Thomas exprime sa relation au monde et à l’autre. La figure de l’altérité se dessine dans sa fracture intérieure. Thomas ne devient lui-même qu’en étant “absent, doublement” de lui.

Cette figure ressortit également au coeur de l’espace interrelationnel.

‘«  Parler, c’est certes ramener l’autre au même dans la recherche d’une parole médiatrice, mais c’est aussi d’abord chercher à accueillir l’autre comme autre et l’étranger comme étranger, autrui donc dans son irréductible différence, dans son étrangeté infinie, étrangeté (vide) telle que seule une discontinuité essentielle peut réserver l’affirmation qui lui est propre. »661

Cette discontinuité est en quelque sorte mise en abyme dans les récits et les romans, le dialogue devient souvent elliptique, voire dans de nombreux cas enthymémique — ce qui accentue le caractère saisissant —, les répliques traduisent elles-mêmes l’aspect incommunicable.

Le “je” qui parle n’est pas une voix personnelle. Non seulement, le locuteur doute de la véracité de ses propos et de l’effet qu’ils produisent sur l’autre, mais il éprouve parfois jusqu’à la dénégation de sa personne en un dépassement non prémédité. En faisant l’expérience de la rencontre, les personnages font l’expérience impossible d’une parfaite communication. Cette dernière, telle que nous la comprenons habituellement, impliquée dans une action de faire part, est battue en brèche.

Quel est ce “je” insituable qui ne se souvient pas de lui, “je” insituable vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis d’autrui ? C’est, par exemple, le moi du narrateur qui dialogue avec “le dernier homme” et son amie.

Il s’interroge admirablement sur lui-même et sur ses amis en leur accordant une faculté d’écoute exceptionnelle.

‘« Qu’est-ce donc qui l’égare ? Que cherche-t-il de mon côté ? Qu’est-ce qui l’a attiré ? Ce qu’elle est pour moi ? Ce “nous” qui nous tient ensemble et où nous ne sommes ni l’un ni l’autre ? Quelque chose de trop fort pour l’homme, un bonheur trop grand dont nous ne savons rien ? Peut-être lui est-il donné de respirer auprès de tout homme très heureux, peut-être est-il le souffle qui se mêle au désir, peut-être passe-t-il par l’instant qui brise les rapports et confond le temps ? Peut-être est-il derrière chacun de nous, celui que nous voyons quand vient la fin et qui se nourrit de ce moment de paix et de parfait repos qui nous atteint alors, qu’il nous dérobe : non, que nous lui accordons librement, parce qu’il est trop seul, le plus infortuné et le plus pauvre des hommes ? Mais peut-être n’est-il que moi-même, depuis toujours moi sans moi, rapport que je ne veux pas ouvrir, que je repousse et qui me repousse. » 662

Le rythme des interrogations semble façonner la langue, inculquer une énergie et une signification autres que celles qui se donnent dans le fait linguistique, laissant penser que la parole est subordonnée au désir inconscient. Les questions se succèdent sans inférer de véritables réponses, comme si la voix narrative avait besoin de se mettre en question pour répondre d’elle, pour récuser toute affirmation de son identité : le moi ne “s’appartient pas” 663 et peut difficilement, dans ces conditions, faire part à l’autre de ses véritables tourments, de ses transports, de ses attentes.

Notes
622.

La psychanalyse ne conteste pas cette appellation, même si la méthode d’investigation de processus mentaux n’est pas mesurable objectivement. “Si la psychanalyse est devenue une “science objective” comme les autres, qui prétend décrire et déterminer la réalité intérieure du sujet, manœuvrer celui-ci à l’aide de recettes éprouvées et le réconcilier avec lui-même en le faisant complice de formules satisfaisantes, cela ne vient pas seulement du poids naturel des choses, du besoin de certitude, désir d’immobiliser la vérité afin d’en disposer commodément, besoin enfin d’avoir mieux qu’une science de seconde zone ; c’est aussi qu’à la parole errante qu’il suscite répond chez le médecin une profonde anxiété qui essaie de se combler par l’appel à un savoir tout fait, par la croyance en la valeur explicative de quelques mythes, par l’illusion aussi qu’au-delà du langage on entre réellement en rapport avec la vie intime du sujet, avec son histoire véritable, avec tout un-bric-à-brac pédant et futile qu’on brouille et qu’on débrouille à plaisir, afin de ne pas se trouver exposé, dans un rapport d’inégalité inconnu, avec cette parole vide — vide, même quand elle est pleine — qui demande seulement à être entendue.” Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p.  350.

Nous pensons que le confort d’une causalité manifeste était surtout de mise à l’époque des premières recherches entreprises par Freud. Actuellement, il est admis plus facilement que tout n’est pas pensable ni connaissable dans le champ de la parole.

623.

André Green, La Déliaison, p. 66.

624.

Emile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, tome 1, Gallimard, coll. “Tel”, [1966,1976], 1993, p. 262.

625.

Ibid., pp. 259-260.

626.

Lacan s’interrogera sur les raisons de cette méconnaissance mais il ne fournira pas d’explications probantes.

627.

Roland Barthes, “De la Sémiologie à la Translinguistique”, entretien, Revue Aletheia, N° 4, mai 1966, p. 216.

628.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, p. 120.

629.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 495.

630.

Ibid., p. 495.

631.

Ibid., pp. 495-496, note en bas de page.

632.

Ibid., p. 496.

633.

Emile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Tome 1, p. 51.

634.

En établissant une nette distinction entre inconscient et subconscient, Claude Lévi-Strauss corrobore cette hypothèse.

Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, librairie Plon, coll. “Agora Presses Pocket” [1958-1974], 1985, pp. 232-233.

“Le subconscient, réservoir des souvenirs et des images collectionnés au cours de chaque vie, devient un simple aspect de la mémoire ; en même temps qu’il affirme sa pérennité, il implique ses limitations, puisque le terme de subconscient se rapporte au fait que les souvenirs, bien que conservés, ne sont pas toujours disponibles. Au contraire, l’inconscient est toujours vide **; ou plus exactement, il est aussi étranger aux images que l’estomac aux aliments qui le traversent. Organe d’une fonction spécifique, il se borne à imposer des lois structurales, qui épuisent sa réalité, à des éléments inarticulés qui proviennent d’ailleurs : pulsions, émotions, représentations, souvenirs. On pourrait donc dire que le subconscient est le lexique individuel où chacun de nous accumule le vocabulaire de son histoire personnelle, mais que ce vocabulaire n’acquiert de signification, pour nous-mêmes et pour les autres, que dans la mesure où l’inconscient l’organise suivant ses lois, et en fait ainsi un discours.” **

635.

Jacques Lacan, Ecrits I, p. 34.

636.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, pp. 586-587.

637.

Ibid., p. 440. “l’inconnu est toujours pensé au neutre — La pensée du neutre est une menace et un scandale pour la pensée”.

638.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 442.

639.

Jacques Lacan, Ecrits II, Seuil, coll. “Points Essais”, [1971], 1996, p. 108.

640.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 456.

641.

Ibid., p. 458.

642.

Ibid.

643.

Jacques Lacan, Écrits I, p. 285.

644.

Jean-Paul Sartre, Critique de la Raison dialectique, Gallimard, coll. “NRF” Bibliothèque de Philosophie”, Tome I, [1960], 1985, p. 212.

645.

Ibid., p. 210.

646.

Ibid., p. 211 : “Chaque phrase que je forme, son sens m’échappe, il m’est volé ; chaque jour et chaque parleur altère pour tous* les significations, les autres viennent les changer jusque dans ma bouche.”

647.

Cette idée est remise à jour par Lacan dans un séminaire en 1972-73.

648.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 444.

649.

Ibid., p. 391, note en bas de page.

650.

Ibid.

651.

Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, p. 265 : “Communication où c’est l’obscur qui doit se faire jour, où il doit y avoir jour de par l’obscur, révélation où rien n’apparaît, mais où la dissimulation se fait apparence.”

Dans Le Pas au-delà, l’auteur évoque également la nuit pour parler du neutre. “Le Neutre, par une simple affinité littérale, incline vers la Nuit, sans que rien sémantiquement les rapproche.” pp. 103-104.

652.

Jacques Lacan, Écrits I, p. 136.

653.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, p. 30.

654.

Ibid., p. 28.

655.

Ibid., p. 29.

656.

Ibid., p. 32. “Il se sentit mordu ou frappé, il ne pouvait le savoir, par ce qui lui sembla être un mot, mais qui ressemblait plutôt à un rat gigantesque, aux yeux perçants, aux dents pures, et qui était une bête toute-puissante.”

657.

Henri Meschonnic, Poésie sans réponse, Pour la Poétique V, Gallimard, coll. NRF, Le Chemin, 1978, p. 95.

658.

Maurice Blanchot, Après coup, précédé par Le Ressassement éternel, pp. 93-94.

659.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, p. 123.

660.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, pp. 119-122.

661.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 115.

662.

Maurice Blanchot, Le Dernier homme, pp. 46-47.

663.

Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, p. 105 : “En un sens, le “moi” ne se perd pas parce qu’il ne s’appartient pas. Il n’est donc moi que comme non-appartenant à soi, et donc comme toujours déjà perdu.”