Si le moi n’adhère pas à lui-même, si le sujet ne peut désigner l’être auquel correspond un prédicat dans une proposition attributive selon la conception qu’en avait déjà Aristote, comment le dialogue est-il possible ?
C’est à l’issue d’une tentative d’assentiment à un autre lui-même, à une figure étrangère, que Thomas écrit “‘Sur le mur ces douces paroles : « Je pense, donc je ne suis pas. »” Ces mots me procurèrent une vision délicieuse’ ”723. Le sujet, selon Descartes, comprend la présence de l’ego. Thomas prend le contre-pied du cogito cartésien.724 Le “Je” est malmené. Thomas s’absente de lui-même.725
‘ « Je pense : là où la pensée s’ajoute à moi, moi, je puis me soustraire de l’être, sans diminution, ni changement, par une métamorphose qui me conserve à moi-même en dehors de tout repaire où me saisir ».726 ’Thomas « invisible, inexprimable, inexistant »,727 s’abolit dans le néant.
Dans Aminadab, c’est un autre Thomas qui s’abolit comme sujet dans l’étrange demeure où il est entré. Il devient le gardien, le peintre qui le peint, celui qui maltraite et qui est maltraité. Il se confond avec la foule anonyme. Tout son être peut être manipulé par les autres sans qu’il ne sache opposer une quelconque résistance car il est divisé, dépossédé. Il désire cependant rester tout près de la jeune fille, Lucie. Ce n’est possible que si celle-ci se montre différente, en marge vis-à-vis d’elle-même.
‘« En me refusant le don de quelques pensées particulières, vous m’offrirez non seulement toutes vos autres pensées, non seulement toute votre pensée et votre attention, mais aussi votre distraction et votre éloignement ; vous me tiendrez quitte de ce qui est vous-même et vous m’ouvrirez l’accès à tout ce qui n’est pas vous. »728 ’La subjectivité naît dans un lieu autre que celui de l’être. Le personnage devient un “être sans * être”. La particule privative pointe l’aliénation du sujet du côté de « ‘l’absolument “dénaturé”, l’absolument séparé, c’est-à-dire l’absolument absolu.’ » 729
Maurice Blanchot distingue alors “la solitude essentielle” de “la solitude dans le monde”.730
Celle-là n’éloigne pas le sujet des autres, du monde, elle n’éveille pas l’ennui d’être soi-même, le sujet seul ne résidant pas en lui-même. Celle-ci ne dissimule pas moins profondément l’être‘. «L’homme [...] prend conscience de ceci qu’il tient son essence de n’être pas. ’» 731 Cette prise de conscience peut susciter l’angoisse, l’homme se trouvant dans l’impossibilité d’atteindre l’essentiel mais “‘cela dit aussi cette merveille que le néant est mon pouvoir, que je puis* ne pas être : de là vient liberté, maîtrise, et avenir pour l’homme.’” 732 Ce qui vient à la rencontre de “celui qui a fait sécession”,733 ce n’est pas “l’être dissimulé”, mais “l’être en tant que* dissimulé : la dissimulation elle-même.”734
La subjectivité en tant que conscience de soi s’est développée à l’époque de la Renaissance. Montaigne s’efforce de peindre le sujet. Mais c’est déjà une tentative improbable, un essai qui met à jour bien des atermoiements, des disparités. “Je ne peins pas l’être. Je peins le passage.” 735 écrivait-il déjà à cette époque.
‘« Nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu, entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion;et si de fortune vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ni plus ni moins qui voudrait empoigner de l’eau ; car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout, tant plus il perdra ce qu’il voulait tenir et empoigner.** Ainsi, vu que toutes choses sont sujettes à passer d’un changement en autre, la raison, qui y cherche une réelle subsistance, se trouve déçue, ne pouvant rien appréhender de subsistant et permanent, parce que tout ou vient en être et n’est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu’il soit né... »736 ’Dans les Essais de Montaigne, le moi est un objet de connaissance. A notre époque, le moi devient un objet de méconnaissance. Le mot “objet” présente plusieurs significations. Il peut s’opposer à “je” comme complément d’un verbe de relation : objet de connaissance/méconnaissance, au “moi”, l’objet dans ce cas représente l’autre, au dehors, au “sujet” actif opposé à la réification de l’objet.
C’est cette dernière définition qui nous intéresse. ‘“Je m’identifie dans le langage, mais seulement à m’y perdre comme un objet.’”737 Sartre, tout comme Lacan, considère le moi comme objet et non comme sujet mais, selon le premier, le moi peut être véritablement transformé, car son altérité n’est pas absolue. Pour Lacan, il existe un objet désiré par le sujet mais, nous l’avons vu, cet objet désiré n’est pas représentable. C’est le “manque à être”.
Emmanuel Kant, dans Critique de la faculté de juger, pense que la subjectivité se définit par les déplacements de son être-à-elle-même. En cela, elle ne peut se contourner au milieu de concepts, mais elle est objet de discussion. Elle existe dans la pluralité de paroles du sujet qui débat indéfiniment.
Pour Maurice Blanchot, il semble que le sujet soit essentiellement question de langage. Celui-ci, en tant que praxis, crée celui-là. La subjectivité est moins liée au moi qu’à la part obscure qui emprunte la place du moi. ”
“ ‘Si la prétendue “subjectivité” est l’autre au lieu* de moi, elle n’est pas plus subjective qu’objective. ’”738 La définition qu’en donne Emmanuel Levinas est un peu similaire. “‘Il faut comprendre l’être à partir de l’autre de l’être.” 739 * “La subjectivité n’est pas un genre. L’idée du Moi, ce n’est plus moi.’”740 Maurice Blanchot souligne le mot lieu ; cela reste équivoque. L’allocution prépositive privilégie la substitution. Le moi est expulsé. L’insistance sur le lieu donnerait la primauté à l’expatriation en soi. L’autre n’est pas en soi. La subjectivité est l’exil en soi et l’exil hors l’être. C’est être assigné par l’Autre et ainsi être mêlé à l’immaturité originelle du langage. La parole, tout comme l’écriture, trahit et révèle. Les personnages pourchassent les mots qui pourraient les dévoiler.
‘« S’il est possible que ces mots qui ruissellent entre nous nous disent quelque chose qui nous vienne de nous... » 741 Mais seule la mort dévoile. ’Ce manque à être implique pour l’auteur un questionnement sur la constitution du sujet qui n’a pas son centre en lui-même. Que peut bien signifier l’autre de l’être chez Thomas ? A partir de cette identité dépareillée, il n’y a pas rejet de l’être mais la prescience que cet autre tient une place capitale. Thomas, découvrant son être “‘dans l’abîme vertigineux où il n’est pas’”,742 n’obtient pas un supplément de sens mais il entretient avec lui-même un rapport d’allégeance : liaison insaisissable sans laquelle il serait impossible de parler, d’échanger. Après la mort d’Anne, ses pensées ne prennent pas un caractère téléologique mais il parle d’un autre monde, à sa portée, invisible, hors de l’être, qui n’existe que parce que ce monde le discerne “‘dans la vision et la connaissance qu’il a de [lui]’”.743 L’autre de l’être s’impose sans que Thomas ne puisse le reconnaître. Lorsqu’il affirme “‘Je pense, donc je ne suis pas’”744, il cherche à dire l’extraordinaire avec les mots les plus ordinaires.
Les dialogues n’aboutissent pas, loin s’en faut, à un accord rationnellement motivé. Les paroles s’affrontent ou se répondent en écho mais paradoxalement elles ne conduisent pas à une vacuité proche de l’ennui, la subjectivité du sujet étant “‘muette, soustraite à l’abord d’un langage capable de l’exprimer rigoureusement’” 745. Au contraire, elles mobilisent les sujets au point qu’une attention extrême est accordée au locuteur.
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 376.
Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, p. 114.
Jean-Paul Sartre, Librairie Philosophique J. Vrin, coll. “Bibliothèque des textes philosophiques”, [1965], 1996, pp. 43-44. ’Je’ et ’Moi’ ne sont que deux faces’ de l’Ego. ’Le Je c’est l’Ego comme unités des actions. Le moi c’est l’Ego comme unités des Etats et des qualités.’
Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, p. 115.
Ibid, pp. 115-116.
Ibid, p. 116.
Maurice Blanchot, Aminadab, p. 202.
Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, p. 338.
Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Annexes, titre de la première partie, “La solitude essentielle et la solitude dans le monde”, p. 337.
Ibid., p. 338.
Ibid., p. 339.
Ibid.
Ibid.
Michel de Montaigne, Essais II, p. 782, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1962.
Michel de Montaigne, Essais, Livre II, Librairie Hachette, Coll. “Classiques France’, [1948], 1961, p. 63.
Jacques Lacan, Ecrits I, p. 181.
Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, p. 49.
Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 33.
Emmanuel Levinas , L’Intrigue de l’Infini, p. 223.
Maurice Blanchot, Le Dernier homme, p. 146.
Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, p. 122.
Ibid., p. 124.
Ibid., p. 114.
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 376.