CHAPITRE 3 – LE DIALOGUE “ INAUTHENTIQUE ”

1. Quand “les dés de la parole retombent ” 746

Les réparties ne provenant pas totalement d’une subjectivité locutrice deviennent le support d’une parole inhabituelle. D’ordinaire, une meilleure connaissance de l’autre avive l’intérêt de l’échange. Il n’en est rien dans les dialogues blanchotiens. Parfois, la pierre angulaire du procès dialogique se trouve entre les interlocuteurs. L’échange, nous l’avons vu, émane de l’attrait de l’inconnu, d’ ‘“ une vérité irresponsable et incompétente que l’on ne désirait pas éloigner’”.747  La parole peut devenir ‘“une simple formule d’attente, laissant la place à l’essentiel’ ”.748

L’obligeance portée à l’autre et le trouble qui découle des mots prononcés ne sont pas liés à une réalité extralinguistique que les interlocuteurs s’efforceraient de rendre vivante. C’est parfois la parole errante qui devient familière, c’est parfois la parole ordinaire qui déstabilise.

‘« — Qu’allez-vous dire maintenant ?
— Je ne crois guère en vous.
— Mais..., dis-je, pourquoi cette phrase ?
Et il est vrai qu’à la voir s’y tenir, à l’entendre persister avec cette voix chuchotante, mais non privée de nuances, qui était la sienne à présent —c’était une sorte de sincérité chatoyante où il y avait de la tristesse, de la ruse et un lointain ressentiment—, je la jugeai singulièrement moins innocente, comme si la jeune vérité irresponsable eût continué de lui faire signe d’un endroit que je n’apercevais pas, et c’est son reflet qui passait à nouveau entre nous, mais c’était à nouveau, de sorte qu’il n’était plus inoffensif, ni transparent.**
-— Croire, dis-je avec un peu de rancune, pourquoi voulez-vous croire ? Mon existence est précaire, c’est à cela que vous pensez ?
Elle me fixa avec une expression douteuse, qui pouvait signifier le désir et l’embarras de répondre, peut-être la fatigue, mais aussi un doute beaucoup plus important. J’eus le clair sentiment qu’elle n’était pas disposée à s’en tenir à d’aussi faibles concessions, et pour bien le dire, ne la voyant pas satisfaite, je la crus sur le point de répéter... sa phrase, il me semblait qu’elle l’avait déjà sur les lèvres, je l’entendais dans le vide de l’air. » 749**’

L’échange devient par moment “ une discursivité dialogique ” même si celle-ci ne garde pas toujours un caractère impersonnel. Le ressassement, l’hésitation, l’interrogation participent d’un échange à la fois spéculaire et soucieux de la réaction du partenaire. Claudia, le narrateur n’atteignent une certaine authenticité, une identité qu’en admettant, dans la logique des paroles prononcées, l’existence de signifiants qui viennent trahir les répliques.

Dans les fragments de L’Ecriture du désastre, l’auteur affirme :

‘«  Si, parmi tous les mots, il y a un mot inauthentique, c’est bien le mot “authentique”.»’

Un dialogue authentique exprime habituellement une vérité profonde des interlocuteurs. Pour l’auteur, il laisse entendre la “‘parole de la profondeur sans profondeur ’” .750

‘«  Cette parole de la solitude et de l’exil, parole de l’extrémité, privée de centre et donc sans vis-à-vis, impersonnelle à nouveau, par perte de la personne ».751

Il n’y a pas de visée consensuelle. Les personnages cherchent avant tout à parler, comme si cette ultime tentative constituait un deus ex machina pour établir une entente secrète, loin des préoccupations matérielles et journalières. Pour cela, nous l’avons vu, il faut être en dehors du “cercle commun des rapports ”.752 C’est cette absence d’ “‘espace commun où se réalise la compréhension’” 753  qui crée “ ‘une proximité instantanée et une sorte de complète entente sans entente’”.754 Maurice Blanchot trouve cette proximité entre le voyageur de commerce et la jeune fille domestique dans Le Square de Marguerite Duras.

Quand la jeune fille avoue à l’homme son étonnement “ ‘de n’avoir encore été choisie par personne’ ” 755, ce dernier lui affirme que cela arrivera. Elle lui demande alors ce qui motive sa réponse : souhaite-t-il lui faire plaisir ou bien “ ‘ces choses peuvent-elles déjà se voir, se deviner un peu, déjà, sur [elle] ?’ ” 756

L’homme lui répond :

‘« — Sans doute peuvent-elles déjà se deviner, oui. A vrai dire, je vous l’ai dit sans y réfléchir beaucoup, mais non pas pour vous faire plaisir, pas du tout. Je l’ai dit d’évidence, quoi. »757**’ ‘« Chacun prête à l’autre d’autant plus d’attention et s’exprime avec d’autant plus de scrupules et de patiente vérité que les choses à dire ne peuvent être dites qu’une fois et ne peuvent non plus aller sans dire, car elles ne sauraient bénéficier de la compréhension facile dont nous jouissons dans le monde commun, ce monde où ne s’offrent à nous que bien rarement la chance et la douleur d’un dialogue véritable. »758 **’

Cette “ sorte de complète entente sans entente ” existe aussi chez les protagonistes du dialogue blanchotien. La parole permet l’altérité parlante. Ce qui sépare est “ ce qui met authentiquement en rapport”.759 C’est une expérience unique. Le langage devient une précieuse figure de médiation, non pour unir, synthétiser ou dissocier, mais pour permettre “ ‘l’échappement radical à soi ”760, “ dans la distance qui est lieu et raison de toute relation”.’ 761 

“‘Au commencement la relation’ ”,* écrit Pierre-Jean Labarrière.762 “‘La relation, c’est-à-dire cet entre-deux des choses ou des mots qui est le véritable nom et le contenu vrai de la liberté ”.’ 763

“ L’entre-deux des mots ” favorise une “ présence de paroles ” 764 qui conduit à éprouver de temps à autre un certain embarras, “ ‘comme s’il y avait de la honte à user des mots’”,765 que ce soit pour exprimer des choses essentielles ou des futilités‘, « dans le premier cas, parce que nous les avons trahies en en parlant avec trop d’adresse, avec trop de maladresse ; dans le second cas, parce que nous trahissons la parole elle-même en son sérieux ».’ 766

L’auteur explique alors que tout entretien avec son ami Georges Bataille n’était pas exempt de ce sentiment de malaise mais “ ‘la parole prenait alors en charge son propre malaise et, dès qu’il était ressenti, le revendiquait, le respectait, pour le restituer à un mouvement différent.’” 767

Les personnages éprouvent le même trouble. Plus la “ présence de parole ” est grande, plus le trouble augmente.

‘« Cette présence est rare.** [...] Ce qui est présent dans cette présence de parole, dès qu’elle s’affirme, c’est précisément ce qui ne se laisse jamais voir ni atteindre : quelque chose est là, qui est hors de portée (aussi bien de celui qui le dit que de celui qui l’entend) ; c’est entre nous, cela se tient entre, et l’entretien est l’abord à partir de cet entre-deux ,distance irréductible qu’il faut préserver si l’on veut maintenir le rapport avec l’inconnu qui est le don unique de la parole. »768**’

S’entretenir, le verbe révèle la brèche, “ cela se tenait entre”, 769 dans un espace mitoyen où le dedans déborde sur le dehors et réciproquement. L’entretien prend une épaisseur que ne possède pas la simple conversation. Les définitions du Dictionnaire des Synonymes de la Langue Française de Lafaye de 1861 accordent aux deux termes une différence quasi substantielle :

‘« Conversation regarde le fait ou la forme ; entretien, le fond ou la matière ».770

Ce “‘n’est pas seulement un échange de paroles entre deux Moi, deux hommes en première personne’ ” 771, c’est un dialogue au sein duquel l’Autre parle “‘dans cette présence de parole qui est sa seule présence, parole neutre, sans pouvoir, où se joue l’illimité de la pensée, sous la sauvegarde de l’oubli’.” 772 

Il en résulte un dialogue qui anime, nous l’avons constaté, une parole plurielle qui ne peut être considérée comme un simple dialogue car elle ne recherche ni l’égalité ni la réciprocité773. Les interlocuteurs répondent “‘à cet Autrui dont la parole coïncide tantôt avec celle de l’un, tantôt avec celle de l’autre.”’ 774

L’auteur compare le dialogue à celui des joueurs de dés qui n’échangent pas au moyen de mots mais par l’intermédiaire de dés lancés tour à tour “face à l’immense nuit de l’insaisissable chance qui chaque fois leur répond imprévisiblement ”.

La parole est jetée comme le sont les dés.

‘« Entre deux hommes parlant, liés par l’essentiel, l’intimité non familière de la pensée établit une distance et une proximité sans mesure. Comme entre deux joueurs peut-être. » 775

En tant que joueurs ou interlocuteurs, les deux êtres sont sans qualités, sans particularités. Seule importe “l’illimité de la pensée” qui se joue “ par la parole” 776. “Toute Pensée émet un Coup de Dés* ”,777 le hasard devient le maître du jeu et parvient à vaincre le poète ou les deux êtres qui dialoguent.

Notes
746.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 321.

747.

Maurice Blanchot, Au moment voulu, p. 118.

748.

Ibid.

749.

Ibid., pp. 118-120.

750.

Maurice Blanchot, Le Livre à venir, p. 214

751.

Ibid.

752.

Ibid., p. 217.

753.

Ibid.

754.

Ibid.

755.

Marguerite Duras, Le square, Gallimard, coll. “Folio”, [1955, 1983, 1990], 1991, p. 72.

756.

Ibid.

757.

Ibid., pp. 72-73.

758.

Ibid., pp. 217-218.

759.

Maurice Blanchot, L’Amitié, p. 329. L’auteur évoque l’abîme des rapports qui existe entre les êtres tant que vivent ces derniers.

760.

Pierre-Jean Labarrière, Le discours de l’altérité, PUF., coll. “Philosophie d’aujourd’hui”, 1983, p. 342.

761.

Ibid., p. 127.

762.

Ibid., p. 342. “Ce “commencement ” se révèle maintenant authentiquement “principe”, en ce qu’il informe aussi le centre* et le terme* des choses. Ce qui est, ce n’est pas l’unité —spectre d’un discours réducteur— et ce ne sont pas non plus les différences — tôt figées en “ pluralisme ” bloquant : ce qui est, c’est la relation*, discours des différences, discours de l’autre. Ainsi seulement peut-on venir, selon le paradoxe de cette formule conclusive, à “naître à la liberté du donné”. ”

763.

Ibid., p. 124.

764.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 315.

765.

Ibid., p. 314.

766.

Ibid.

767.

Ibid.

768.

Ibid., pp. 314-315.

769.

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, pp. 72,89. “ «Oui, nous nous entretenons », et le silence qui en résulta sortit de ce mot désarticulé, en révéla le défaut, l’interstice, ce qui me troubla péniblement.” p. 72.

770.

M. Lafaye, Dictionnaire des Synonymes de la Langue Française, 1861, p. 471.

771.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 320.

772.

Ibid.

773.

Ibid.

774.

Ibid.

775.

Ibid., pp. 321-322.

776.

Ibid., p. 321.

777.

Maurice Blanchot, Le Livre à venir, p. 332. Le vers de Mallarmé est souvent évoqué dans l’oeuvre de l’auteur. “ Cette sentence [...] a un contenu qui, mettant en communication la pensée et le hasard, le refus du sort et l’appel au sort, la pensée qui se joue et le jeu comme pensée, prétend détenir en une courte phrase le tout de ce qui est possible.”