2. Parole quotidienne et parole essentielle

Si la parole retient un mystère insondable, si elle est le fruit du hasard, qu’en est-il de la parole ordinaire, celle qui est utilisée par le narrateur de Au moment voulu pour demander à Claudia si l’électricité est revenue, s’il peut avoir un verre d’eau, celle qui entretient du cours habituel de la vie ? L’auteur distingue “parole brute” et “parole essentielle”.778 La parole brute est ce que l’auteur nomme également la “parole quotidienne”.779

‘« La parole brute “a trait à la réalité des choses”. “Narrer, enseigner, même décrire” nous donne les choses dans leur présence, les “représente”. La parole essentielle les éloigne, les fait disparaître, elle est toujours allusive, elle suggère, elle évoque. Mais rendre absent “un fait de nature”, le saisir par cette absence, le “transposer en sa presque disparition vibratoire”, qu’est-ce donc ? Essentiellement parler, mais, aussi, penser. La pensée est la pure parole. [...]
Cependant, la parole brute n’est nullement brute. Ce qu’elle représente n’est pas présent. Mallarmé ne veut pas “inclure au papier subtil... le bois intrinsèque et dense des arbres”. Mais rien de plus étranger à l’arbre que le mot arbre, tel que l’utilise, pourtant, la langue quotidienne. Un mot qui ne nomme rien, qui ne représente rien, qui ne se survit en rien, un mot qui n’est même pas un mot et qui disparaît merveilleusement tout entier tout de suite dans son usage. Quoi de plus digne de l’essentiel et de plus proche du silence ? »780

La parole quotidienne est utile, elle signifie, représente. Lorsque le narrateur demande un verre d’eau à Claudia, dans Au moment voulu, il appartient au monde et il se met en rapport avec les objets de ce dernier. L’autre, qui est aussi la parole poétique, ne renvoie pas au monde, les mots ne désignent plus.

‘« Les êtres se taisent, mais c’est alors l’être qui tend à redevenir parole et la parole veut être. La parole poétique n’est plus parole d’une personne : en elle, personne ne parle et ce qui parle n’est personne, mais il semble que la parole seule se parle. »781

Nous ne saurions, bien sûr, établir un tri par dichotomie dans les dialogues blanchotiens ; si les deux paroles diffèrent, elles sont surtout mêlées. Dans L’Entretien infini, l’auteur montre combien la banalité du quotidien garde toute son importance car elle peut renvoyer ‘« à l’existence dans sa spontanéité même et telle que celle-ci se vit, au moment où, vécue, elle se dérobe à toute mise en forme spéculative, peut-être à toute cohérence, toute régularité. [...]
Quels que soient ses aspects, le quotidien a ce trait essentiel : il ne se laisse pas saisir. Il échappe. ’» 782

La simple demande réitérée du verre d’eau dans Au moment voulu entraîne, nous l’avons vu, des réactions inhabituelles.

La parole quotidienne elle-même laisse deviner une parole essentielle car toute parole se trouve frappée d’insuffisance ou d’excès, ne serait-ce que dans un bavardage insipide puisqu’elle ne peut rattraper ce qui est évoqué. Ce qui fait défaut ou ce qui excède est ce qui crée une certaine tension. Nous ne savons comment entendre le silence derrière la parole, puisque nous ne pouvons outrepasser les limites du sens immédiatement offert.

Les paroles des interlocuteurs, qu’elles soient quotidiennes ou essentielles, n’enferment pas ce qu’elles énoncent, leur sens déborde le contenu immédiat. L’auteur parvient à nous faire entendre une parole inhabituelle, insolite, contingente.

Dans Le Très-Haut, à la fin du récit, nous assistons à une sorte de mise en scène de l’ambivalence des paroles échangées entre Henri Sorge et l’infirmière. Ce qui est dit à l’autre s’efface et ce qui se tait devient parlant. Dans les paroles de l’infirmière, “il y avait quelque chose d’hallucinant.”783 Henri Sorge s’interroge sur celles-ci.

‘« Je ne réussissais pas à la comprendre. Quelque chose se produisait qui ne pouvait pas se produire. Qu’y avait-il ? Qu’avait-elle dit ? Subitement, cela arriva jusqu’à moi : je découvris avec stupeur que, pendant tous ces jours, elle avait toujours fait correctement tout ce qu’il fallait faire, sauf parler. Parler, parler vraiment, je n’avais pas le souvenir qu’elle l’eût jamais fait. Assurément, elle m’adressait la parole, mais quand il le fallait absolument et sur tel ton impersonnel, qu’à peine dit, aussitôt cela cessait d’avoir été dit. [...] Elle m’eût raconté, pendant des heures, dans les plus petits détails, tout ce que je la voyais faire sous mes yeux, le silence n’eût été ni plus grand ni moins grand, ** et à la longue je ne fus pas réellement sûr que telle de ses journées n’eût pas disparu dans la monotonie d’un bavardage fastidieux où, assis dans un coin, je la suivais pas à pas, l’écoutant, lui répondant sans m‘en apercevoir. ** [...]
— [...] Qu’avez-vous dit exactement ?
— je crois que je ne pourrai pas continuer à venir.
J’écoutais cette voix : une voix neutre, sans corps, chuchotante.** Je l’écoutai longtemps. Pourquoi ne pouvait-elle plus venir ? Elle murmura :
— Je ne le désire pas. C’est... c’est au-dessus de mes forces.
Elle se mit à fixer le bol, le pain, ne me regardait pas. Qu’allait-il arriver ? Comme pour reprendre ces paroles, du fond d’elle-même, d’autres montaient qui voulaient faire irruption, qui l’empêchaient de parler, la faisaient parler, la secouaient, la figeaient dans une immobilité violente, fanatique. »**784

La forme canonique du dialogue réunit un minimum de présupposés communs mais le cadre sémantique est de plus en plus imprécis.

Henri Sorge et Jeanne, l’infirmière, semblent engagés dans un échange verbal puisqu’ils se parlent, mais l’acte de parole dans la dualité des intervenants n’entraîne pas une véritable interaction. Les fonctions linguistiques, telles que les a décrites Roman Jakobson,785 remplissent imparfaitement leur rôle au sein de la communication verbale. La fonction référentielle du message, en général primordiale, demeure patente. Les informations véhiculées par les interlocuteurs s’avèrent précises, compréhensibles, mais la fonction expressive disparaît. L’infirmière s’adresse à Henri Sorge sur un ton impersonnel. La voix “neutre, sans corps, chuchotante” pourrait appartenir à une autre personne, elle n’influence en aucune manière l’aspect cognitif du message. Le ton neutre perturbe également la fonction conative. Cependant, à la fin du récit, la voix retrouve sa valeur injonctive. Lorsque Henri Sorge demande à l’infirmière s’il parle à une pierre, elle répond qu’elle l’a reconnu.786 Dans l’extrait précité, malgré le maintien des fonctions phatique, métalinguistique — Henri Sorge n’hésita pas à demander des précisions : “Qu’avez-vous dit exactement ? ” —, les paroles semblent être porteuses d’oubli et elles s’effacent aussitôt prononcées. Dans cette perspective, la relation intersubjective inhérente à la parole ne se limite pas à la communication, considérée au sens réduit du terme, c’est-à-dire à un échange d’informations encodées, manifestes.

Cependant, si la parole apparaît ambivalente, ce n’est pas dû, ici, à une manière implicite de parler, mais plutôt au fait que le sujet parlant n’assume pas toujours sa fonction de co-énonciateur dans l’échange. Henri Sorge répond à l’infirmière sans s’en apercevoir.

Un dialogue surprenant, à la fin de Le Pas au-delà, oppose la parole mue par une force hors de toute volition, qui ne cherche pas à informer, à une parole qui privilégie le côté discursif. Au terme de celui-ci, les interlocuteurs ou les deux voix ne découvrent pas quelque entente mais un murmure, une rumeur qui veille “toujours à l’écoute, afin de rendre impossible toute entente, toute réponse.”787

‘“« Je refuse cette parole par laquelle tu me parles, ce discours que tu m’offres pour m’y attirer en m’apaisant, la durée de tes mots successifs où tu me retiens dans la présence d’une affirmation, et surtout ce rapport que tu crées entre nous par le seul fait que tu m’adresses la parole jusque dans mon silence qui ne répond pas. » — « Qui es-tu ? »— « Le refus de discourir, de pactiser avec la loi d’un discours. »« Préfères-tu les larmes, le rire, la folie immobile ? »« Je parle, mais je ne parle pas dans ton discours** : je t’empêche de parler parlant, je t’oblige à parler ne parlant pas ; il n’y a pas de secours pour toi, pas d’instant où te reposer de moi qui suis là dans tous tes mots avant tous tes mots. »— « J’ai inventé le grand logos de la logique qui me protège de tes incursions et me permet de dire et de savoir en disant la paix des paroles bien développées.** » — « Mais, dans ta logique, je suis là aussi, dénonçant l’oppression d’une cohérence qui se fait loi et je suis là avec ma violence qui s’affirme sous le masque de ta violence légale, celle qui soumet la pensée à la prise de la compréhension. » [...] — « Oui, je suis ce murmure, comme toi aussi tu es ce murmure, pourtant l’un toujours séparé de l’autre, de chaque côté de cela qui murmurant ne dit rien, ah rumeur dégradante. » — «  Merveilleuse. » — « Ne disant rien que : ça suit son cours. »” 788 *

L’une des voix emprunte les mêmes mots qu’un personnage de Samuel Beckett dans Fin de partie : « Quelque chose suit son cours ». C’est peut-être un bouleversement différé. Ce murmure ne parvient pas à être surmonté, expliqué par le discernement des voix.

Le logos qui peut être qualifié d’apophantique explicite le monde mais c’est au sein de ce même logos que la parole devient incontrôlable. Elle le dissémine d’une manière atemporelle.

‘« Il semble qu’il soit possible d’être à la fois celui qui dispose des mots quotidiens — avec plus ou moins de talent, de ressources — et celui qui touche ce moment du langage où celui-ci n’est pas disponible, où ce qui s’approche, c’est cette parole neutre, indistincte, qui est l’être de la parole, la parole désoeuvrée dont il ne peut rien être fait. »789

Que la parole soit quotidienne ou essentielle, une part démesurée entre en jeu dès qu’elle se fait entendre.790 Les personnages blanchotiens n’ont de cesse qu’ils n’approchent cette parole désoeuvrée qui ne révèle rien et qui les laisse seuls.

Notes
778.

Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, titre d’un paragraphe consacré à Mallarmé, p. 38.

779.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 355, titre d’un chapitre.

780.

Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, pp. 38-39.

781.

Ibid., p. 42.

782.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 357.

783.

Maurice Blanchot, Le Très-Haut, pp. 198-199.

784.

Ibid., p. 199.

785.

Roman Jakobson, Essais de Linguistique Générale, Minuit, 1er tome, [1963], 1986, pp.209-248.

786.

Maurice Blanchot, Le Très-Haut, pp. 242-243.

787.

Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, p. 161.

788.

Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, pp. 159-161.

789.

Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, pp. 239-240.

790.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 314.