3. Parole de l’Amitié

La solitude est celle que peuvent éprouver deux amis, que les échanges soient banals ou peu communs, car leur rapport est “ ‘sans dépendance, sans épisode’ ”.791 En exergue à L’Amitié, l’auteur cite Georges Bataille qui ne voue à l’amitié aucun sentiment de complaisance. Ce dernier parle de « celui qui l’accompagnera au-delà de la vie, lui-même sans vie, capable de l’amitié libre, détachée de tous liens. »792 Les dernières pages de cet essai font admirablement état de cette entente subtile, de cette “ exigence sans égards ”793 et de “ cette présence imminente ”794 à partir de laquelle s’affirme “ ‘la précaution des paroles amicales ’” 795.

Dans Pour l’amitié, l’auteur évoque quelques événements vécus avec certains de ses amis, à présent disparus : Dionys Mascolo, Monique et Robert Antelme, Marguerite Duras, Georges Bataille, Emmanuel Levinas. L’amitié qui les lie n’autorise par la camaraderie. “ ‘Nous tutoyons les camarades, mais, en tant qu’amis nous ne nous tutoyons pas ’”. 796 Une exception est faite à l’égard d’Emmanuel Levinas. “ ‘Le seul ami – Ah, ami lointain – que je tutoie et qui me tutoie ’”.797

Avec les amis, il s’installe volontiers une réserve qui dénote une entente secrète. Dans L’Expérience intérieure, Georges Bataille témoigne de cette retenue lorsqu’il évoque Thomas l’obscur où sont “ ‘instantes, encore qu’elles y demeurent cachées, les questions de la nouvelle théologie (qui n’a que l’inconnu pour objet). D’une façon tout indépendante de son livre, oralement, de sorte cependant qu’en rien, il n’ait manqué au sentiment de discrétion qui veut qu’auprès de lui j’ai soif de silence’”.798

Dans l’essai biographique, Christophe Bident cite un extrait d’une lettre de l’auteur adressée à Georges Bataille :

‘« Soyez sûr que ma pensée est près de la vôtre, dans la commune attente qu’il me semble que nous avons toujours partagée, depuis que nous nous connaissons ». 799

L’attente s’apparente à celle qui est si longuement évoquée dans L’Attente l’oubli, celle qui délivre un savoir toujours ignoré, celle qui “‘arrête et laisse toute venue’”,800 celle qui accompagne la pensée sans pour autant la restituer. L’amitié ne sauve rien.

Cette “amitié sans partage comme sans réciprocité”801, sans compromis, demeure réelle, intense. Dans une lettre adressée à l’auteur, Dionys Mascolo avoue, “manquant à la pudeur”, combien le fait d’être son ami est une “chance extraordinaire”.

‘« Partager avec vous la détresse est un bonheur. Aller à l’échec, si c’est avec vous, n’est pas échouer. J’ai quelquefois pensé qu’en accord avec vous il ne devrait pas être difficile de mourir. Vous voyez que je serais entraîné à dire quelque chose de l’inconnu qu’il peut y avoir dans l’amitié même, ou ce qu’il y a en elle qui est plus fort qu’elle. Pardon. » 802

Le mot d’excuse fait apparaître le manquement à l’indispensable réserve, la dérogation à l’entente secrète, mais cet élan ne ternira pas leurs relations. Il n’y eut pas d’indiscrétion. “‘Nous devons renoncer à connaître ceux à qui nous lie quelque chose d’essentiel’”.803

‘« La discrétion n’est pas dans le simple refus de faire état de confidences (comme cela serait grossier, même d ‘y songer), mais elle est l’intervalle, le pur intervalle qui, de moi à cet autrui qu’est un ami, mesure tout ce qu’il y a entre nous, l’interruption d’être qui ne m’autorise jamais à disposer de lui, ni de mon savoir de lui (fût-ce pour le louer) et qui, loin d’empêcher toute communication, nous rapporte l’un à l’autre dans la différence et parfois le silence de la parole. »804

Ainsi la perte d’un ami occasionne cette chose si difficile à admettre : non pas une séparation toujours plus importante “ mais son effacement ; non pas l’élargissement de la césure, mais son nivellement”805 .

Avec une lucidité implacable, l’auteur déclare que ‘“ nous ne devons pas, par des artifices, faire semblant de poursuivre un dialogue’”.806

Les dernières phrases de L’Amitié n’accordent aucune concession, aucun secours à ce qui pourrait consoler de l’absence. Au contraire, elles insistent sur le caractère irrémédiable de la disparition.

‘« Nous pouvons, en un mot, nous souvenir. Mais la pensée sait qu’on ne se souvient pas : sans mémoire, sans pensée, elle lutte déjà dans l’invisible où tout retombe à l’indifférence. C’est là sa profonde douleur. Il faut qu’elle accompagne l’amitié dans l’oubli. »807

Le dialogue avec les morts est impossible, car ‘“quand la parole se tait, [...] ce n’est pas seulement cette parole exigeante qui a cessé, c’est le silence qu’elle rendit possible et d’où elle revenait selon une insensible pente vers l’inquiétude du temps ”’.808

Toute parole répond d’une manière implicite à la dialectique des questions et des réponses et permet à chaque personnage d’habiter le monde des vivants. Certaines paroles plus essentielles laissent peut-être davantage advenir ce qui est. Permettraient-elles la révélation du “là” de l’être (Da-sein)809 à tel point qu’il en deviendrait presque tangible ? Les paroles qualifiées d’essentielles joueraient un rôle heuristique à l’exemple de la parole poétique dans la mesure où elles permettraient de pointer ce qui d’ordinaire ne se fait pas entendre, aux confins de ce qui est perceptible. Elles renvoient à une antériorité qui ressemble à une musique privée d’eurythmie et d’attrait. L’irruption de cette rumeur anachronique, insituable trahit le déploiement logique de la parole.

La parole de l’Amitié, la parole authentique est une parole médiatrice parce qu’en elle le médiateur s’esquive. L’incommunicable sous-tend la communication.

Le véritable dialogue naît à partir de la réalité humaine. Il est qualifié d’authentique quand il s’efforce de “nommer les dieux [...] loin des vocables et des règles en usage dans la vie pratique”810 .

Notes
791.

Maurice Blanchot, L’Amitié, p. 328.

792.

Ibid., p. 7. “L’absence de liens ” est également évoquée dans La Communauté inavouable de Maurice Blanchot, p. 46. « Et c’est dans la vie même que cette absence d’autrui doit être rencontrée ; c’est avec elle — sa présence insolite, toujours sous la menace préalable d’une disparition — que l’amitié se joue et à chaque instant se perd, rapport sans rapport ou sans rapport autre que l’incommensurable (pour lequel il n’y a pas lieu de se demander s’il faut être sincère* ou non, véridique ou non, fidèle ou non, puisqu’il représente par avance l’absence de liens ou l’infini de l’abandon). ”

793.

Ibid., p. 329.

794.

Ibid.

795.

Ibid.

796.

Maurice Blanchot, Pour l’amitié, Fourbis, 1996, p. 32.

797.

Ibid., p. 35.

798.

Georges Bataille, L’Expérience intérieure, p. 120.

799.

Christophe Bident, Maurice Blanchot, partenaire invisible, lettre citée in Georges Bataille, Choix de lettres, 9 mai [1961 ?], p. 168.

800.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 328.

801.

Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, p. 47.

802.

Lettre publiée in Revue Ralentir Travaux, n°7, hiver 1997, p. 33.

Cette amitié est également évoquée dans l’émission radiophonique : Sur les traces de Maurice Blanchot, France-Culture, le 17 septembre 1994.

Dionys Mascolo a vraiment connu Maurice Blanchot lorsqu’il a fondé la revue Quatorze juillet . Leur opposition au Général De Gaulle, en 1958, incita l’auteur à parler de “ l’amitié du non ”. Dionys Mascolo explique que c’est le refus prononcé en commun “ contre ce qui semble insupportable dans l’état de choses. ”

803.

Maurice Blanchot, L’Amitié, p. 328.

804.

Ibid., p. 328-329.

805.

Ibid., p. 329.

806.

Ibid.

807.

Ibid., p. 330.

808.

Ibid., p. 329.

809.

Rappelons que chez Heidegger, le Dasein (l’être-là) représente l’existence considérée comme présence et ouverture au monde.

810.

Maurice Blanchot, Faux Pas, pp. 191, 129.