QUATRIÈME PARTIE : LE “DIALOGUE ENFERMÉ EN MONOLOGUE” 811

CHAPITRE 1 : L’INQUIÉTANTE FAMILIARITÉ DU “COMPAGNON”

Derrière les paroles qui outrepassent le silence des dieux, “les pensées de la nuit, toujours plus brillantes, plus impersonnelles, plus douloureuses”,812 s’immisce parfois une autre voix, une autre conscience, comme si les personnages se dédoublaient. Les paroles semblent alors interchangeables, elles deviennent un écho, une résonance. Dans L’Attente l’oubli, une présence s’interpose entre les deux voix, les deux êtres.

‘“ Allant vers la présence, vers laquelle ils ne peuvent aller. Pourtant rapportés par elle à tout ce qui vient et ainsi tournés vers elle. Toujours plus détournés en ce détour.
« Pourquoi veux-tu t’éveiller de cette présence dont tu me parles ? » — « Peut-être pour m’endormir en ce réveil. Je ne sais, au surplus, si je le veux, et vous non plus, vous ne le voulez peut-être pas. » — « Comment le voudrais-je ? Là où je suis, il n’est rien que je puisse vouloir. »” 813

Quelle est cette présence ‘« silencieuse, étrangère au silence et non pas silencieuse, ne parlant pas »’ ? 814

Les termes contradictoires mettent en scène le jeu de l’apparition et de la disparition de la présence comme si cette dernière avait besoin d’être sollicitée, évoquée puis effacée, dissimulée. Elle est peut-être ce qui se livre et se dessaisit dans la parole.

Nous la retrouvons plus particulièrement dans Celui qui ne m’accompagnait pas. Nous suivons les allées et venues d’une pensée, celle de la voix narrative815 qui dialogue avec une voix invisible nommée le compagnon. Il est difficile dans ce cas de parler de personnage. La voix narrative parle-t-elle avec elle-même, une présence qu’elle croit percevoir et qui disparaît sans autre forme de procès ? Cette présence énigmatique est tantôt comparée à un murmure816 , tantôt à un reflet “indifférent aux ruines du temps”.817 “Le parleur” prend de la distance, il essaie de « ‘s’appréhender dans une parole ;  lui qui était dans sa parole n’est plus ce dont il parle’».818

La pratique énonciative surprenante clôt le récit sur lui-même : Celui qui ne m’accompagnait pas réussit le paradoxe de déployer une énonciation qui n’a pour référent qu’une autre énonciation. La voix narrative s’entretient continuellement avec une parole qui creuse la “fissure”. Le compagnon sans nom prononce une parole qui ne fait pas corps avec l’intimité d’un être. Parler met en contact avec un rien enivrant du “dehors”. La parole du compagnon ressemble à un souffle de parole qui maintient un espace vide entre eux. Elle révèle une brèche d’où s’étale un terre-plein neutre. La voix narrative s’arroge le droit de parler de celui-ci à la troisième personne et cependant elle ne cesse de s’entretenir avec lui. L’entretien entre “ je ” et “ il ” revêt un caractère très particulier, car les deux pronoms désignent le même homme. Cela provoque une sorte de déracinement et un retrait face au monde. 819

Le compagnon est encore plus éloigné du monde que la voix narrative. Lorsque cette dernière lui apprend que quelqu’un regardait par la vitre, il se contente de répéter et de questionner : « — Par la vitre ? ».820 Supposant qu’il ignore ce qu’est une vitre, la voix narrativre précise : « ‘Quelqu’un qui regardait du dehors dans la salle ’». 821 Le signifié demeure sans lien avec le signifiant. La parole reçue par le compagnon, loin d’être développée, remodelée par conjectures, ne semble pas comprise.

Si nous pensons à l’immémorial archétype de l’homme face à lui-même, ce compagnon de route 822 qui n’accompagne pas, cette “présence de brume”823 de la parole peut représenter le double.

‘« Le voir disparaître n’était pas, à proprement parler, étrange, puisque c’était moi-même. »824

Ce double prend une dimension métaphysique dans la mesure où il pose le problème de l’identité, la voix narrative pressent que quelque chose excède sa personne. Elle se laisse envahir par cette parole inconnue. « ‘Je cherchai, cette fois, à l’aborder. ’»825 L’incipit du récit annonce « ‘l’arrière figure d’un compagnon toujours dérobé, [...] un double à distance.’ »826

Nous n’assistons pas à un véritable dédoublement pathologique de la voix narrative, car cette dernière, bien qu’elle soit l’objet d’un commentaire permanent de ses pensées, reconnaît que la voix du compagnon fait partie d’elle-même. Elle en est intriguée, inquiétée, mais une connivence s’installe entre les deux.

‘« S’il avait fait de ma vie un tourment et une tâche infinis, c’était peut-être à cause de la complicité infinie que j’avais, sans m’en apercevoir, trouvée sans cesse en lui. »827

Ces deux voix ne sont pas dénuées d’humour. ‘“ « Pourquoi riez-vous ?», à quoi je ne pouvais répondre qu’en disant : « C’est que je ne suis pas seul » , parole qui, à son tour, prenait dangereusement son essor à travers la maison.”’ 828

A la fin du récit, la voix narrative reconnaît que les paroles du compagnon ne sont ni véritablement entendues ni parlées,829 pourtant, un dialogue entre les deux voix parcourt tout le récit. Elles mettent en évidence la division qu’opère le langage chez le sujet. Dans le récit, cette division est extériorisée comme si la voix narrative avait besoin d’un théâtre de l’invisible. Cela lui donne le sentiment de pouvoir se lire.830 Elle dialogue avec le compagnon pour mieux cerner son identité. « ‘La nécessité de dire “ Je ” » lui permet d’espérer une meilleure maîtrise de ses « rapports avec ce reflet.’ » 831

Quand ce dernier lui demande de se décrire, elle s’efforce de le faire en parlant de son air plutôt jeune, de sa silhouette mince, de son visage très clair, mais elle pense « ‘qu’il ne pouvait être satisfait d’une image si incomplète’. »832

Cette voix narrative, ce narrateur-personnage parle à la première personne mais devient également “ il ” sans visage et sans nom.

‘« N’était-ce pas là-bas, dans l’extrême détresse qui n’est même pas celle de quelqu’un, que m’avait été offert le droit de parler de moi à la troisième personne ? »833

L’auteur nous rappelle que Kafka s’est mis à écrire quand le “Il” est venu remplacer le “ Je ”.834 Ce n’est pas une simple transformation car le langage n’appartient pas à l’écrivain, par contre « ‘l’écrivain appartient à un langage que personne ne parle. ’»835

Une relation dyadique existerait entre le “moi” et “l’autre moi” de telle manière que le locuteur parvînt à s’entendre, à entendre ce qui se désirerait et à s’exposer à l’être lui-même. Le dialogue désigne dans ce cas l’avènement de ce dernier. Le narrateur de Celui qui ne m’accompagnait pas n’a jamais le premier ni le dernier mot, comme si sa parole devenait une sorte de “laisser-dire” de celle de l’être. Elle outrepasse une limite pour donner vie à la parole dérobée. Ce dédoublement n’entraîne aucun délire, aucune vaticination. Cet autre sens de la parole aurait en quelque sorte la capacité de se retourner sur elle-même, de s’exposer à ce que l’auteur nomme le “neutre”, le ton primitif résonnant.

Notes
811.

Maurice Blanchot, L’Amitié, p. 229.

812.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, pp. 37-38.

813.

Ibid., p. 139.

814.

Ibid., p. 112.

815.

La voix narratrice qui délivre la parole devient la voix narrative, car cette dernière se rapproche davantage de l’expression d’une pensée que de celle d’un personnage.

816.

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, pp. 102, 106, 107, 125, 131.

817.

Ibid., pp. 10, 68.

818.

Francis Jacques, Dialogiques, Recherches logiques sur le dialogue, PUF, Coll. “Philosophie d’aujourd’hui”, 1979, p. 42.

819.

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, pp. 13, 25, 92, 93.

820.

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 34.

821.

Ibid., p. 34.

822.

Ibid., p. 17. Les premières pages de Celui qui ne m’accompagnait pas avaient été intitulées Compagnon de route lors de leur publication en revue.

823.

Ibid., p. 40.

824.

Ibid., p. 48.

825.

Ibid., p. 7.

826.

Michel Foucault, La pensée du dehors in Revue Critique, n° 229, juin 1966, p. 540.

827.

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 44.

828.

Ibid., pp. 83, 136.

829.

Ibid., p. 135.

830.

Ibid., p. 139.

831.

Ibid., p. 10.

832.

Ibid., p. 165.

833.

Ibid., pp. 50, 127.

834.

Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, p. 21.

835.

Ibid., p. 21.