CONCLUSION

En lisant, en parcourant les dialogues qui composent l’oeuvre de Maurice Blanchot, nous faisons l’expérience singulière d’une “intimité distante”. La figure de style chère à l’auteur, l’oxymore, parvient peut-être à faire état d’une réalité qui est le ressort de “la région de l’attrait”.893 L’intimité distante nous fait cheminer vers l’horizon qui dévoile, mais au fur et à mesure que nous avançons, la limite s’écarte, le jour recule, en sorte que cette attirance nous projette toujours plus loin, sans trêve et sans merci.

Nous craignons de ne savoir mesurer ni la distance ni la profondeur nécessaires pour rendre compte de tout ce qui se joue et se déjoue au sein des dialogues, car l’acte de parole, à la différence de l’acte moral, vise la portée d’un acte d’être. La difficulté vient de nous. Sommes-nous toujours prêts à nous laisser “déborder” par cette parole, quand rien ne nous y prépare ? L’attirance provient des échanges aporétiques. La parole, toujours en instance, toujours “à naître”, induit une attente qui devient le sujet et l’objet véritables de tous les dialogues. La parole des locuteurs, qu’elle soit ordinaire, “dans la régularité de l’usage”894, ou essentielle, nous retient tout en maintenant secrète sa profonde motivation. Qu’elle cherche “à s’accomplir dans une expérience propre” 895, qu’elle ressemble à une parole poétique où “parler n’est plus un moyen transitoire, subordonné et usuel”896, elle essaie, par le jeu des répliques, de toucher l’inatteignable.

L’expérience qu’est la littérature ressemble alors à celle qui fait exister les dialogues. De nombreux textes écrits avec une parfaite maîtrise n’appartiennent pas toujours à ce que l’auteur nomme l’espace littéraire. Ce dernier ne véhicule plus seulement des contenus, des produits de “l’écrivance”.897 La littérature ne serait pas seulement “‘une écriture blanche, absente et neutre, elle serait l’expérience même de la “neutralité”, que jamais l’on n’entend’ ”.898 Nous pouvons appliquer ce point de vue aux dialogues au sein desquels “ ‘ce qu’il y a à entendre, c’est cette parole neutre’ ”899. Leur rôle est celui du langage. Ils expriment moins qu’ils ne s’efforcent tout simplement d’être,900 car les personnages, tout comme l’écrivain, sont régis par les mots eux-mêmes d’une manière inconsciente.

Le locuteur, surpris par ce qu’il énonce, ne cherche pas volontairement à étonner, perturber, captiver. Le propos, bien souvent, ressemble plus à un poncif qu’à une expression originale, or l’allocutaire est presque toujours bouleversé par ce qu’il entend. “ ‘Il suffit de concevoir, écrit l’auteur, que les vrais* lieux communs sont des paroles déchirées par l’éclair’ ”.901

La mésalliance, la brèche dans le procès interlocutif, provient du fait que les paroles ne formulent pas ce que le personnage a de plus intimement personnel mais ce qu’il a “de plus intimement impersonnel”.902 A partir de l’alliance paradoxale de ces deux termes, l’auteur se demande si les hommes communiquent vraiment “ ‘par ce qu’ils ont de commun et par conséquent d’extérieur ou par ce qu’ils ont d’absolument personnel’ ”903.

Une communication authentique s’effectue plus par “‘le rire, les larmes, l’acte sexuel”’ 904 que par les paroles, “les opérations du langage”.905 Mais, nous rappelle l’auteur, le langage est lié au savoir et au non-savoir. De même que “‘la poésie [...] est l’essai de restituer par les moyens du langage articulé ces choses ou cette chose que tentent obscurément d’exprimer les cris, les larmes, les caresses, les baisers, les soupirs”’,906 de même la parole errante, oublieuse, répétitive, contradictoire, la parole trouée de silence, passionnée, adressée à l’autre tend ses cordes de “fenêtre à fenêtre” pour laisser cheminer la rumeur inconnaissable qui se produit en pure perte dans ses plis.

Le mot est répété pour signer la rupture du temps mémoriel, à la quête d’un temps “sans air et sans racine”.907 Parler ne va pas de soi. L’interruption qui d’ordinaire ponctue “toute suite de paroles”, l’ “intermittence par laquelle le discours devient dialogue, c’est-à-dire dis-cours ”,908 joue un rôle tout particulier dans l’espace interrelationnel blanchotien. Elle introduit non plus la distance réductible nécessaire à tout dialogue ordinaire mais une distance irréductible.909 Le rapport entre les interlocuteurs en est modifié. L’étrangeté entre eux est “ non pas seulement cette part obscure qui échappe à notre mutuelle connaissance ”910, mais “ l’inconnu dans son infinie distance ”.911

L’interruption devient “une interruption d’être912*. Cette distorsion empêche toute communication facile, logique.

‘« C’est à ce hiatus — l’étrangeté, l’infinité entre nous — que répond, dans le langage même, l’interruption qui introduit l’attente ».913

Cette brisure circule dans l’entretien privé de communauté de paroles. Les interlocuteurs risquent jusqu’à se perdre, jettent les dés, répètent une sorte d’assaut, perpétuent la douleur du questionnement, puisque entre l’un et l’autre subsiste un écart sans fond, puisque la parole n’a d’autre lieu que cet atermoiement qui ajourne la vérité.

Le dialogue, celui qui progresse par ratures de plaisir ou de déplaisir, est rare. Il est si près de ne pas avoir lieu. Les paroles sont vouées à l’essentiel. Duplices parfois, elles brûlent les étapes en maintenant l’autre dans un lieu qui se soustrait à la réflexion. Il n’est pas demandé à l’allocutaire de répondre de manière judicieuse : il est sollicité pour intervenir, lui aussi, dans une oublieuse attention. Pour cela, la mémoire ne se retire jamais assez de l’oubli. Ce dernier laisse parler “ ‘dans le repos que lui accorde toute vraie parole’ ”.914

L’auteur affirme que la littérature est impossible, de même le véritable dialogue est toujours “à venir”, comme s’il devait seulement évoquer les questions de vie ou de mort, comme si la conscience de l’un désirait rencontrer la conscience de l’autre.

“ ‘Ce dialogue, il lui semblait le saisir dans la vue même qu’il avait d’elle, comme un avertissement qu’il ne comprendrait que plus tard’ ”.915 C’est ce qu’affirme le narrateur de L’Attente l’oubli. L’homme demande à la femme de lui parler “ sans pouvoir ” puisqu’elle ne sait pas lui offrir les vraies paroles.916

L’originalité des dialogues tient à ce qu’ils prêtent voix à une blessure contondante de la parole, à son impuissance à révéler une origine. Ils font l’expérience d’une impossibilité de dire et de ne pas dire. Ils ne s’inscrivent pas toujours au sein d’une histoire narrée, ils participent surtout à la mise en scène de la parole, ils en sous-tendent une autre qui échappe à toute compréhension et à toute préhension et qui hante les interlocuteurs comme si ces derniers voulaient donner consistance au vide, au “neutre”, au discours de l’Autre. Ils construisent la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté, sans feu ni lieu.

De la même manière, le lecteur est moins sollicité par ses facultés de discernement, de mémoire que par ses possibilités d’abandon. De même que les personnages aimeraient entendre cette parole “ ‘en tiers dans chaque dialogue, en écho face à chaque monologue’ ”917, de même l’auteur nous convie-t-il à attendre jusqu’à la fin du livre “ ‘la force retranchée de cette parole qui n’en est pas une, douce haleine du ressassement éternel’ ”.918 Si elle en puise d’autant plus dans les dialogues, c’est peut-être parce que nous assistons à l’attente des personnages, nous espérons avec eux, nous aimerions prendre la parole à leur place pour nous trouver dans la proximité et l’éloignement de celui qui interroge “‘cette immensité parlante’”919.

S’entretenir, c’est parler de désir. Les seuls secrets pourchassés concernent ceux des personnages qui essaient de se parler. L’auteur ne délivre que les traces disséminées du palimpseste d’une mémoire oublieuse.

La lecture nous rend à notre tour étrangers à nous-mêmes. A notre tour, nous interrogeons le “sens du sens des mots”, la “ ‘force amie et ennemie [...] cachée dans l’intimité de la parole ’”920. S’il existe bien une déprise de soi, il n’y a pas véritablement déprise du sens. Certains critiques ont parlé de textes obscurs, voire incompréhensibles.921 Cela ne nous paraît pas juste. Les propos ne sont pas incohérents, leur singularité naît de leur teneur qui fait très souvent appel au mystère de l’autre. Mais bien souvent, quelque chose résiste à la lecture, de telle manière que nous ne cessons de relire comme si notre mémoire était incapable de se souvenir, se ressouvenir, comme si nous n’abordions ces échanges que pour mieux les laisser chuter dans l’oubli. Ils chutent, mais ils chutent hors du monde, hors de la vie.

La compréhension ne se donne bien souvent qu’à partir de l’évanouissement de ce qu’elle s’efforce de saisir. La “profondeur d’oubli en la présence”922 creuse la parole. “ L’horizon d’attente”923 ne répond plus à quelque résonance sensible. Ainsi, nous nous entretenons à notre tour pour tenter de percer à jour le secret qui se profile dans l’espace indéterminé de l’interlocution, comme si les répliques développaient une maïeutique vaine qui oriente les questions vers leur extrême limite et diffère indéfiniment toute réponse. La question “ ‘serait le lieu où la parole se donne toujours comme inachevée ’”,924 elle ne demande aucune réponse, elle “ est le désir de la pensée ”925.

Le lecteur subit l’expérience limite que subissent les personnages. Il se tourne lui aussi du côté de la pensée qui ne se laisse pas penser, il risque “le pas au-delà” non pas en spéculant mais en se laissant dépayser, porter par les passions, les peurs des personnages. Nous pressentons en nous la même source d’effroi que celle qui les fait parler.

Comment caractériser les dialogues blanchotiens, dont l’orientation n’est jamais polémique ni didactique, rarement informative, peu référentielle ? Il faudrait presque inventer un mot qui inclurait leur orientation initiatique et heuristique. C’est en termes d’alliance et de mésalliance que les répliques se donnent à entendre, s’exposent au péril qu’il y a à rompre avec toute parole raisonnable, ce qui cependant n’induit pas, nous l’avons vu, une parole insensée.

A l’heure de la communication rendue possible grâce aux nombreux réseaux informatiques interconnectés de la “toile mondiale”, les dialogues blanchotiens nous rappellent qu’il n’est pas de communication aisée, transparente. C’est plutôt l’asymétrie des échanges qui infère une relation sans commune mesure.

Derrière les répliques, nous ne trouvons pas les mêmes états souterrains de la conscience qui existe dans l’oeuvre de Nathalie Sarraute. Cette sorte d’en dessous du langage, antérieure à ce dernier, a souvent été nommée “sous-conversation”. La parole, à la différence de celle de l’oeuvre de Maurice Blanchot, remplit alors la fonction conative. Elle invoque, établit une relation, cherche à produire une compréhension réciproque.

Elle représente également chez les personnages sarrautiens un enjeu vital. Les mots s’avèrent inefficaces, ils traduisent des situations à tout le moins quotidiennes, ils révèlent une “dimension cachée”926. Les personnages sont animés, eux aussi, d’une complexité interne. Ils ne s’inscrivent pas mieux dans une durée, leur parole importe autant que les silences. Le “tropisme” qui surgit souvent quand deux personnages se trouvent face à face, produit la plupart du temps par la parole, la présence de l’autre, déployé grâce aux répétitions, présente quelques points communs avec le ressassement des personnages blanchotiens. Il rend patent la lutte des consciences.

Les personnages sont également saisis d’effroi lorsqu’ils semblent s’affronter à l’Autre. Leurs paroles paraissent alors tragiques, contrairement aux paroles blanchotiennes. Les voix sont mises en scène mais, à la différence de celles de l’oeuvre de Maurice Blanchot, elles s’efforcent de nommer l’implicite. Dans L’usage de la parole, il s’instaure une sorte de jeu pour évaluer ce qui peut s’énoncer. Le dialogue retrouve alors son pouvoir de communication. Dans l’oeuvre de Maurice Blanchot, la communication semble s’établir de leurre en leurre puisqu’elle ne dément pas, n’élucide rien. Les personnages parlent “sur une perte de parole”.

La poursuite du “partenaire invisible”927 du dialogue blanchotien rejoint celle de l’interlocuteur muet de nos interrogations, celle qui se tourne vers une parole qui nous parle de très loin, tel le chant des sirènes, le chant adressé aux navigateurs vers lequel le mouvement devient “ l’expression du plus grand désir ”. 928

A l’exemple de ces derniers, nous serions tentés de jeter imprudemment l’ancre pour entendre cette parole “ ‘jamais venue, empêchant toute venue, empêchant toute présence, cependant toujours dite, quoique cachée dans la simplicité de ce qu’elle dit’ ”929. Mais à notre tour, nous nous demandons : comment pourrions-nous la rapporter ? Puisque le bégaiement de la parole persiste dans les répliques, il faudrait affronter le silence définitif. Serait-ce à ce moment-là que nous découvririons une autre parole, insensée, inédite ? Mais alors, qui nous répondrait ?

L’auteur s’est efforcé de faire passer dans les propos, débiteurs d’une tache aveugle, le cri, le silence, l’instant. L’espace littéraire et l’espace du dialogue se rejoignent dans la mesure où ils essaient de montrer ce que Hannah Arendt a nommé “l’existence nue”. L’alliance et la mésalliance dans l’exigence des voix qui se répondent nous maintiennent dans un questionnement vers un horizon d’appel qui ne fait peut-être que commencer.

Le dialogue comme traversée d’une mésalliance, recherche d’une “communauté négative”, reste à la mesure d’un questionnement privé de ressources identitaires. Toute parole adressée à l’autre devient parole de fuite, mais c’est à partir de cette aliénation que le dialogue se fait chant de l’être, sans rien perdre de son intelligibilité.

Un chant monte dans l’incertitude d’une communication. “ ‘La communication avec autrui ne peut être transcendante que comme vie dangereuse, comme un beau risque à courir. ’”930 Elle instaure l’ultime relation.

Un chant monte par delà le bris d’une parole “ soufflée ”. Nous n’avons rien entendu, mais nous savons que quelque chose a eu lieu.

Notes
893.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 103.

894.

Maurice Blanchot, Le Livre à venir, p. 276.

895.

Ibid.

896.

Ibid.

897.

Roland Barthes, Maurice Nadeau, Sur la littérature, Presses Universitaires de Grenoble, [1980], 1986, p. 39. Cette conversation est extraite du Dialogue de France-Culture intitulé ’Où va la littérature ? ’, diffusé le 13 mars 1973. « L’écrivance* serait au fond le style de celui qui écrit en croyant que le langage n’est qu’un instrument, et qu’il n’a pas à débattre avec sa propre énonciation ».

898.

Maurice Blanchot, Le Livre à venir, p. 285.

899.

Ibid.

900.

Maurice Blanchot, Faux pas, p. 95.

901.

Ibid., p. 101.

902.

Ibid., p. 107. L’auteur cite Brice Parain au sujet de “la destination du langage”.

903.

Ibid.

904.

Ibid.

905.

Ibid.

906.

Ibid., p. 108. Citation de Paul Valéry rappelée par l’auteur.

907.

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 35.

908.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 107.

909.

Ibid., p. 108.

910.

Ibid., p. 109.

911.

Ibid.

912.

Ibid.

913.

Ibid.

914.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, pp. 88-89.

915.

Ibid., p. 75.

916.

Ibid., p. 86.

917.

Maurice Blanchot, Le Livre à venir, p. 298.

918.

Ibid., p. 299.

919.

Ibid., p. 298.

920.

Maurice Blanchot, La Part du feu, p. 330.

921.

Ainsi Claude Ernoult écrit : « On n’entre pas dans l’un de ses livres sans une farouche détermination de gymnastique intellectuelle, qu’il faut bien exécuter gratuitement, faute de savoir si elle a un but réel. ». Les Lettres Nouvelles, n°7, septembre 1953, p. 878, ’Notes’.

922.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 147.

923.

La notion d’horizon d’attente a été élaborée par Hans Robert Jauss in Pour une esthétique de la réception, Gallimard, coll. “Tel”, [1978],1990, pp. 14-15. Elle s’applique à l’expérience des lecteurs « telle qu’elle peut être perçue “objectivement” dans l’oeuvre même, sur le fond de la tradition esthétique, morale, sociale sur lequel celle-ci se détache. » Préface de Jean Starobinski,

924.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 14.

925.

Ibid.

926.

Edward T. Hall, La Dimension cachée, Seuil, Coll. ’Points Essais’, [1971], 1978. Cet anthropologue américain étudie la manière dont l’homme utilise l’espace, y compris celui qu’il maintient entre lui et les autres. Nous utilisons ici ce titre en détournant légèrement le sens que l’ouvrage lui accorde.

927.

Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, pp. 260-261. L’auteur utilise cette expression pour parler d’un « lecteur léger,  qui accomplit autour d’un texte une danse rapide, [...] avec un partenaire invisible dans un espace séparé, une danse joyeuse, éperdue, avec le “tombeau”. »

928.

Maurice Blanchot, Le Livre à venir, p. 10.

929.

Maurice Blanchot, L’ Attente l’oubli, p. 151.

930.

Emmanuel Levinas, Autrement qu’être et au-delà de l’essence, p. 190.