1.4 Des voies d’analyse visuelle directes extrastriées

Nous avons vu précédemment que le traitement de l’information au sein du système visuel met en jeu un ensemble d’aires sous-corticales et corticales organisées d’une façon hiérarchique, supposant de ce fait une circulation de l’information sur un mode linéaire ascendant et un découpage du traitement en un certain nombre d’étapes successives. Toutefois, certaines données anatomiques et neurophysiologiques récentes ont montré que le système visuel était capable d’effectuer un traitement visuel sophistiqué, faisant appel à des catégorisations rapides, en des temps très courts.

Chez le singe éveillé, par exemple, l’enregistrement des réponses neuronales unitaires dans le lobe temporal a permis de mettre en évidence l’existence de neurones capables de répondre sélectivement à des stimuli complexes, tels que les visages, à des latences de seulement 100 ms (parfois moins) après la présentation du stimulus (Perrett et coll., 1982, 1984; Raiguel et coll., 1989; Oram et Perrett, 1992; Tovee et coll., 1993; Rolls et Tovee, 1994; Fabre-Thorpe et coll., 1998; Keysers et coll., 2001; Thomas et coll., 2001; pour revue, Desimone, 1991; Perrett et coll., 1987). Chez l’Homme, également, des traitements visuels complexes effectués en une centaine de millisecondes ont pu être mis en évidence par l’analyse des potentiels évoqués. Des potentiels sélectifs au cours de tâches de catégorisation visuelle d’animaux ou de visages ont par exemple été enregistrés dès 150 ms (150-180 ms) après la présentation du stimulus (Bötzel et Grüsser, 1989; Jeffreys, 1989; Allison et coll., 1994; Bentin et coll., 1996; George et coll., 1996; Thorpe et coll., 1996; Allison et coll., 1999; Fabre-Thorpe et coll., 2001). Par ailleurs, des effets de catégorisation à des latences encore plus précoces, inférieures à 100 ms, ont été récemment observés chez l’Homme (George et coll., 1997; Seeck et coll., 1997; Debruille et coll., 1998; Linkenkaer-Hansen et coll., 1998; Pizzagalli et coll., 1999; Halgren et coll., 2000; Mouchetant-Rostaing et coll., 2000a, 2000b; VanRullen et Thorpe, 2001).

De telles observations remettent en question un traitement strictement séquentiel de l’information au sein du système visuel. En effet, l’organisation hiérarchique du système ne peut rendre compte de telles contraintes temporelles dans le traitement de stimuli visuels aussi complexes que des scènes naturelles ou des visages. Si l’on raisonne en terme de codage local supposant l’existence de neurones sélectifs aux visages situés dans la partie inférieure du lobe temporal, l’information visuelle captée au niveau de la rétine est supposée traverser au moins une bonne dizaine de synapses avant d’activer ces neurones (photorécepteurs, cellules bipolaires, cellules ganglionnaires, noyau géniculé latéral, deux synapses dans V1, V2, et V4, et au moins une synapse pour atteindre la partie postérieure du cortex temporal inférieur). Or, même si nous faisons l’hypothèse d’un traitement complètement ’feed-forward’ de l’information, seule une dizaine de millisecondes en moyenne ne peut être accordée à chaque étape.

Ce calcul, bien qu’approximatif, invalide l’hypothèse d’un traitement strictement séquentiel de l’information avec un codage local, mais serait davantage en faveur d’une organisation en réseau du système visuel avec un codage distribué fondé sur le niveau de synchronisation entre les différents neurones activés tout au long de la voie visuelle ventrale. L’hypothèse d’un traitement de l’information parallèle plutôt que séquentiel a été confortée par des études chez le singe montrant un recouvrement de latences des réponses entre les différentes aires visuelles (Ashford et Fuster, 1985; Raiguel et coll., 1989; Schroeder et Givre, 1991; Nowak et coll., 1995). Une autre hypothèse consisterait à envisager un traitement plus rapide et plus précis que celui jusqu’à présent admis à l’intérieur de la voie occipito-temporale (Seeck et coll., 1997), ce traitement plus rapide pouvant par ailleurs être expliqué par la nature de certains stimuli ayant un ’pouvoir comportemental’ et une composante innée très importante chez la plupart des primates (exemples de stimulus lié à la nourriture, aux prédateurs, aux partenaires sexuels, etc.).

La rapidité observée au cours de certains traitements sensoriels peut également être expliquée par l’existence de voies anatomiques extrastriées autres que la voie géniculo-striée (Figure 6). Il existerait, en effet, des projections directes de certaines structures sous-corticales (pulvinar et noyaux géniculés latéraux) vers les aires du cortex extrastrié augmentant ainsi la rapidité de transmission de l’information le long de la voie occipito-temporale (Fries, 1981; Standage et Benevento, 1983). Il a été montré que le pulvinar, correspondant à une structure thalamique complexe, reçoit des projections directes des cellules ganglionnaires ou des cellules gamma de la rétine (Cowey et coll., 1994) et envoie, à son tour, des projections, anatomiquement séparées, vers les aires extrastriées des voies occipito-temporale et occipito-pariétale (Zeki, 1990; pour revue, Milner et Goodale, 1995).

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Figure 6. Représentation schématique des structures sous-corticales (noms indiqués en rouge) présentant des projections directes vers les cortex préstrié et extrastrié. Ces structures sont impliquées dans les voies visuelles extrastriées qui court-circuitent l’aire visuelle primaire (V1) et constituent ainsi des voies de traitement parallèles à la voie géniculo-striée (d’après Berthoz et Petit, 1996).

L’un des rôles fonctionnels du pulvinar serait de sélectionner les informations visuelles pertinentes de part la saillance de leurs traits ; il serait également impliqué dans les phénomènes d’attention sélective (LaBerge et Buchsbaum, 1990). Il a également été montré que certaines projections du noyau géniculé latéral dorsal atteignent directement le cortex préstrié ainsi que le cortex temporal inférieur en court-circuitant V1 (Fries, 1981; Yukie et Iwai, 1981; Hernandez-Gonzalez et coll., 1994). Enfin, les aires TE et TEO de la voie occipito-temporale recevraient des projections non réciproques de l’hypothalamus suprachiasmatique, du colliculus supérieur, du noyau de Meynert, du raphé médian et dorsal, du locus coeruleus, et de la formation réticulée (Webster et coll., 1993).

Les travaux, précédemment cités, montrent l’existence, chez le singe, de projections directes de certaines structures sous-corticales sur les aires des cortex préstrié et extrastrié. Ils ont été confortés, chez l’Homme, par l’étude de patients cérébrolésés présentant une vision résiduelle (vision aveugle ou blindsight) en dépit d’une lésion de V1 (pour revue, Cowey et Stoerig, 1991; Babur et coll., 1993; Weiskrantz, 1996). Les capacités visuelles persistantes chez les patients souffrant de blindsight ne se limiteraient pas à la détection de cibles situées dans le champ aveugle mais correspondraient également, selon certains auteurs (Stoerig et Cowey, 1989), au maintien de la discrimination d’attributs, tels que la couleur. Quels que soient les cas, ce phénomène de vision résiduelle, ou plus exactement de vision inconsciente, implique sur un plan anatomique l’existence de voies extrastriées parallèles à la voie géniculo-striée sous-tendant la vision consciente.