2.1 Origine de la notion de niveaux de traitement

Jusqu’aux années soixante-dix, les conceptions de la mémoire humaine étaient dominées par les notions d’unités de stockage et de transfert de l’information. La mémoire était généralement présentée comme un système passif à l’intérieur duquel des traces étaient stockées à des adresses précises et ne pouvaient être récupérées qu’à l’issu d’un processus de recherche mentale. Ce cadre descriptif, relativement rigide, était fondé sur des représentations structurelles hypothétiques de la mémoire distinguant des classes de systèmes fonctionnels de stockage de l’information. Issues des conceptions théoriques de Miller (1956) et Broadbent (1958) supposant l’existence d’une mémoire transitoire précédant le stockage des informations, différentes formulations théoriques ont vu le jour avant l’apogée de la conception dualiste de la mémoire. Dans les années soixante, Sperling (1960) étudia une forme de mémoire très transitoire (250-300 ms) permettant de conserver, un court laps de temps, l’information sensorielle sous forme d’une représentation mnésique non structurée de nature visuelle ; cette mémoire fut appelée, quelques années plus tard, par Neisser (1964, 1967) ’mémoire iconique’. Des résultats similaires ont pu être observés pour la modalité auditive avec une ’mémoire échoïque’ (Moray, 1959, 1967).

A partir de la notion de ’mémoire iconique’, les concepts de ’mémoire transitoire’ (Posner et coll., 1969), ’mémoire primaire’ et ’mémoire secondaire’ (Waugh et Norman, 1965; Watkins, 1974) ont été définis, chacune de ces mémoires étant caractérisée par une capacité plus ou moins limitée de stockage des informations. Il faut attendre la fin des années soixante pour voir émerger le modèle théorique d’Atkinson et Shiffrin (1968), largement inspiré du modèle ’modal’ élaboré par Murdock (1967) et des conceptions dualistes de la mémoire.

Le modèle d’Atkinson et Shiffrin distingue trois niveaux de stockage des informations en mémoire : un stockage en mémoire sensorielle de l’ordre de quelques millisecondes, un stockage en mémoire à court terme (MCT) de 5 à 20 secondes, et un stockage en mémoire à longt terme (MLT). Alors que la MCT semble caractérisée par une capacité limitée de stockage, la MLT ne semble pas connaître de limitation (Figure 7).

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Figure 7. Modèle ’modal’ de la mémoire humaine distinguant trois registres fonctionnels de stockage de l’information : la mémoire sensorielle, la mémoire à court terme (MCT), et la mémoire à long terme (MLT) (d’après Atkinson et Shiffrin, 1968).

L’entrée des informations en MLT supposait une transition préalable en MCT. Cette idée de stockage des informations dans différents registres de mémoire s’avère rapidement être une conception trop stricte. Ainsi, dès le début des années soixante-dix vont émerger des limitations sérieuses à la théorie dualiste remettant en question les systèmes fonctionnels de stockage, qui ne correspondraient pas à des systèmes neurologiques distincts mais davantage à des phases d’activation différentes d’un seul système.

De ces critiques est apparue, notamment, la notion de ’mémoire de travail’, ou ’working memory’ (Baddeley et Hitch, 1974), remplaçant en partie le concept de MCT et considérant cette dernière comme une portion momentanément active de la MLT (pour revue, Giboin, 1979; Tiberghien, 1991; Baddeley, 1992). C’est également dans ce contexte qu’a été élaboré le modèle théorique sur les niveaux de traitement par Craik et Lockhart (1972). Tout en conservant l’idée d’une mémoire comme système de traitement, l’approche en termes de niveaux, ou profondeur de traitement a permis de décrire la mémoire en termes d’opérations plutôt qu’en termes de structures. Bien que le cadre des niveaux de traitement conçoive également la mémoire comme une hiérarchie continue admettant encore une distinction entre MCT (ou mémoire primaire) et MLT, il représente une approche alternative aux théories structurelles de la mémoire, rejetant de ce fait le modèle d’Atkinson et Shiffrin. Le principe des niveaux de traitement met en effet l’accent sur les processus qui contribuent à traiter et à mémoriser les informations davantage que sur la structure de la mémoire humaine, et suppose un système unique qui, en certaines de ses parties, peut présenter une capacité limitée de traitement, et non plus de stockage.