2.2 Niveaux de traitement et perception des objets complexes

Le modèle de Craik et Lockhart (1972), à l’origine de la théorie des niveaux de traitement, a donc fourni un cadre théorique général pour l’étude de la mémoire humaine, alors considérée comme un continuum de processus (Figure 8). Si la théorie des niveaux de traitement a été construite pour tout type de stimulus, elle a initialement été formulée pour du matériel verbal. Selon les auteurs, on entend par “niveaux” ou “profondeur” de traitement une série d’opérations ’perceptives’ qui ont lieu dans un ordre déterminé, hiérarchique et qui peuvent être classées en quatre grandes catégories : les opérations sensorielles, identificatrices de forme, identificatrices de sens et les opérations élaboratrices.

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Figure 8. Représentation schématique de la théorie des niveaux de traitement, ou profondeur d’analyse, selon Craik et Lockhart (1972), établie à partir d’un matériel verbal.

Toutefois, la hiérarchie de traitements est continue : les traitements qui se produisent en première position portent sur les attributs sensoriels des stimuli tandis que les traitements qui sont réalisés ultérieurement se détachent progressivement des attributs physiques pour finalement ne s’attacher qu’aux attributs sémantiques. La notion de niveaux de traitement exprime, selon les auteurs, la différence de degré d’analyse sémantique entre les étapes de traitement. Ainsi, l’analyse d’un stimulus verbal (mot, phrase, etc.) ou non verbal (image, dessin, photographie, visage, etc.) s’effectuerait selon une suite d’opérations, appelées ’analyses’, ’traitements’ ou ’encodages’, extrayant les attributs, traits ou caractéristiques des stimuli. Les niveaux préliminaires, ou superficiels, concerneraient l’analyse des traits physiques ou sensoriels, tels que les lignes, les angles, la brillance, la fréquence spatiale, la hauteur ou l’intensité tonale. Les traitements des niveaux ultérieurs permettraient l’appariement des traits sensoriels à ceux élaborés et stockés au cours des apprentissages antérieurs afin d’identifier le stimulus (accès à son nom et à sa signification). Le principe de profondeur suppose donc l’existence de représentations maintenues plus ou moins longtemps en mémoire en fonction des traitements effectués, et rejette l’idée de registres.

Dans leur expérience princeps, Craik et Lockhart ont induit les niveaux d’analyse par des questions appropriées sur les caractéristiques des mots présentés aux sujets. Cinq types de questions ont été utilisés : les deux premiers types concernaient les caractéristiques graphiques des mots (’Y a-t-il un mot ?’, ’Le mot est-il écrit en lettres majuscules ?’), le troisième type, les caractéristiques phonétiques (’Le mot rime-t-il avec chaise ?’), les quatrième et cinquième types de questions concernaient les caractéristiques sémantiques des mots (’Le mot est-il une sorte de poisson ?’, ’Le mot convient-il dans la phrase ?’). A travers ce principe, Craik et Lockhart défendent la thèse selon laquelle un niveau de traitement profond serait associé à un fort degré d’analyse sémantique et un taux de rétention élevé. Un traitement superficiel serait ainsi exécuté plus rapidement qu’un traitement profond. Par exemple, un visage, bien qu’il n’ait pas de signification sémantique dans le sens où le mot en a une, peut être associé à certaines informations relatives à l’identité de la personne, telles que son nom, sa profession, le contexte de la rencontre, etc. De ce fait, un niveau de traitement profond correspondant à un nombre croissant d’associations sémantiques faciliterait sa récupération en mémoire dans un but d’identification de la personne. Le cadre conceptuel des niveaux de traitement défend par conséquent trois hypothèses majeures : l’existence d’un traitement séquentiel avec un ordre fixe des étapes d’analyse, une certaine hiérarchie des traitements ordonnés du plus superficiel au plus profond, et la notion de trace mnésique, définie comme le résultat des activités perceptives et sémantiques opérées sur le matériel présenté, ou encore l’impact en mémoire de tout traitement d’informations.

Ces hypothèses ont été largement testées, jusqu’au début des années quatre-vingt, sur du matériel verbal et imagé. L’effet des niveaux de traitement sur les capacités de rétention a été étudié dans un certain nombre de travaux en psychologie expérimentale à travers diverses épreuves de rappel et/ou de reconnaissance de mots (Jenkins, 1974; Rowe, 1974; Craik et Tulving, 1975; Klein et Saltz, 1976; Wood, 1976).

La notion de niveau de traitement sémantique a été mieux définie dans l’analyse des structures de phrase et associée à différents niveaux de compréhension (Mistler-Lachman, 1972; MArslen-Wilson et Tyler, 1976; Perfetti, 1976). Pour prétendre à une certaine généralisation, la théorie des niveaux de traitement a également été testée sur du matériel non verbal, tel que des dessins d’animaux (Friedman et Bourne, 1976), d’objets manufacturés (Nelson et Reed, 1976) ou de visages humains (Bower et Karlin, 1974, Bower et coll., 1975; Warrington et Acroyd, 1975), ainsi que des photographies de visages (Winograd, 1976; Patterson et Baddeley, 1977; Baddeley et Woodhead, 1982; Wells et Hryciw, 1984). Les paradigmes expérimentaux étaient généralement divisés en deux sessions : une première session destinée à la présentation des stimuli et une seconde session évaluant la reconnaissance des stimuli vus antérieurement. Pour moduler la profondeur d’analyse et étudier ses effets sur la reconnaissance ultérieure, il était demandé aux sujets d’effectuer différentes tâches au cours de la première étape d’encodage des stimuli. Par exemple, dans son étude en 1976, Winograd a testé la reconnaissance de visages masculins dans neuf conditions distinctes mettant chacune en jeu une tâche de jugement. Ces tâches étaient regroupées en trois catégories : (1) jugements des visages sur leurs caractéristiques physiques (aspect des cheveux, taille du nez, poids de la personne), (2) jugements fondés sur des attributs relatifs aux dimensions psychologiques de la personne (intelligence, anxiété, amabilité), et (3) jugements portant sur les rôles sociaux possibles (Peut-il être un acteur, un enseignant, un homme d’affaires ?). Les résultats ont à nouveau montré des performances de reconnaissance plus faibles après un jugement portant sur les caractéristiques physiques des visages qu’après un jugement portant sur les traits de personnalité ou de profession. Winograd en a conclu, comme les auteurs précédemment cités, que plus le nombre de traits faciaux encodés est grand, meilleure est la reconnaisance des visages.