2.3 Niveaux de traitement et émergence des théories visuelles

Si le cadre conceptuel des niveaux de traitement a présenté beaucoup d’intérêt, il a également été beaucoup critiqué. Deux types d’objections ont été formulés : certaines de nature essentiellement théorique et d’autres fondées sur des arguments expérimentaux infirmant ou minimisant le principe de profondeur de traitement (Nelson, 1977). Les critiques formulées peuvent être résumées selon les trois points suivants (pour revue, Baddeley, 1978; Lockhart et Craik, 1990):

  1. une incapacité d’atteindre et de mesurer les différents niveaux de traitement isolément ;

  2. une définition trop imprécise des différents niveaux d’analyse à l’intérieur des larges domaines de traitement phonémique et sémantique ;

  3. la réfutation de l’hypothèse de niveaux de traitement linéaires et hiérarchiques, chacun étant plus profond que le précédent, en raison de la description de patients dyslexiques capables d’accéder à la signification de mots qu’ils sont par ailleurs incapables de lire à voix haute (MArshall et Newcombe, 1973; Shallice et Warrington, 1975).

Certains auteurs ont également reproché à la théorie des niveaux de traitement de mettre l’accent sur les processus d’encodage sans préciser les conditions de récupération, ignorant ainsi la notion de concordance des traitements et l’hypothèse selon laquelle la meilleure façon d’encoder un matériel dépend des conditions de récupération attendues (Jacoby, 1975; Morris et coll., 1977; Bransford et coll., 1979). Les recherches sur les processus mis en jeu dans la lecture ont également remis en cause la notion de succession d’étapes indépendantes, suggérant plutôt un déroulement des opérations en parallèle à différents niveaux d’analyse (Rumelhart et McClelland, 1986).

MAlgré la complexification des approches dans le domaine des sciences cognitives au cours de ces dernières décennies, nombreuses sont les idées originales issues de la théorie des niveaux de traitement qui ont survécu et ont apporté un cadre heuristique encourageant ainsi l’acquisition et l’interprétation de nouvelles données et servant de fondations pour l’élaboration de futures théories.

L’approche dite ’computationnelle’ visant à identifier différents ’modules’ de traitement sous-jacents à la réalisation d’une fonction est un des héritages directs de la théorie des niveaux de traitement. Un exemple récent en psychologie cognitive et en intelligence artificielle en est la théorie computationnelle de la perception et de l’imagerie visuelle proposée par Kosslyn (Kosslyn, 1975, 1987; pour revue Kosslyn et Koenig, 1992). Cette théorie postule l’existence de sous-systèmes ou modules, différemment représentés dans les deux hémisphères cérébraux, sous-tendant les différentes opérations cognitives impliquées dans le traitement de l’information visuelle. Ce type d’approche permet d’aboutir à une cartographie fonctionnelle cognitive et constitue une démarche indispensable à la compréhension des rapports entre les structures cérébrales et les fonctions mentales. Toutefois, étant formulée sur la base d’une organisation modulaire et hiérarchique des processus cérébraux, à l’image du fonctionnement d’un ordinateur, elle ne permet pas d’envisager une vue dynamique des capacités de traitement de l’information.

La théorie des niveaux de traitement a par ailleurs eu un impact conceptuel important sur l’émergence des principales théories visuelles et des modèles de reconnaissance des objets qui ont marqué le courant cognitiviste des années quatre-vingt, comme nous allons l’évoquer dans les paragraphes suivants.