3.2 Modélisation générale du traitement des objets complexes

Dans le courant des années quatre-vingt, les processus perceptifs associés à la reconnaissance des objets complexes présents dans notre environnement quotidien ont fait l’objet d’investigations particulières qui ont conduit à l’élaboration de différents modèles théoriques. Leur origine est par conséquent clairement cognitiviste même s’ils ont pour la plupart bénéficié d’un important apport de la neuropsychologie expérimentale.

Précisons d’emblée que ces différents modèles schématisent sous forme de rectangles, ’boîtes’ ou ’modules’, des processus cognitifs relativement spécifiques permettant la transformation (via un ensemble d’opérations) d’une stimulation initiale (input) en un matériau de sortie (output) qui sera à son tour le matériau d’entrée pour d’autres opérations (symbolisation par la direction des flèches). Si la valeur heuristique de tels modèles n’est plus à démontrer, ils ont cependant une portée limitée. Certaines de leurs composantes ont en effet été proposées à titre hypothétique et nécessiteraient davantage d’expérimentations pour être validées en tant que processus distincts, ou encore d’autres composantes demeurent singulièrement génériques et nécessiteraient d’être davantage précisées en étant elles-mêmes décomposées.

C’est le cas de l’énigmatique et du tout-puissant ’Système Cognitif’ dans le modèle de Bruce et Young, dont la (ou les) fonction(s) sont particulièrement imprécises, au risque de rendre le modèle infalsifiable et auto-justifié. Quoi qu’il en soit, l’ensemble de ces modèles suppose un traitement sériel de l’information visuelle impliquant une analyse structurale de l’input conduisant à la formation d’un percept, un appariement de ce percept à des unités de reconnaissance, puis un accès aux informations sémantiques permettant d’aboutir à l’identification et la dénomination de l’objet perçu. L’architecture fonctionnelle de ces modèles fournit une base à l’examen clinique, en permettant ainsi de mieux situer la perturbation fonctionnelle responsable du trouble, et constitue par ailleurs un cadre de référence utile pour l’étude des patients en neuropsychologie.

Les modèles de reconnaissance visuelle des objets de Seymour (1973, 1979), Warren et Morton (1982), et de Ratcliff et Newcombe (1982) sont directement issus de modèles psycholinguistiques et/ou neurolinguistiques portant sur la reconnaissance des mots (Morton, 1969), qui seront par ailleurs détaillés dans le paragraphe suivant. Ils rendent compte de l’identification de catégories d’objets, mais sont limités quant à la reconnaissance d’exemplaires particuliers au sein des différentes catégories. Ce type de conceptualisation a par conséquent pour principal objectif de souligner la complexité des traitements opérés depuis la perception d’un objet ou d’un dessin d’objet jusqu’à sa dénomination afin de mieux comprendre la nature et l’organisation temporelle des différentes opérations cognitives mises en jeu. Fondé sur des données de psychologie expérimentale, le modèle de Warren et Morton (Figure 12) suggère l’existence de voies de traitement en partie distinctes selon que l’input visuel soit un objet (représentation picturale) ou un mot (représentation verbale de ce même objet). Ce modèle conserve la notion de pictogène, proposée par Seymour en 1973, par analogie aux logogènes définis par Morton pour le matériel verbal.

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Figure 12. Modèle de reconnaissance des objets selon Warren et Morton (d’après Warren et Morton, 1982).

Un pictogène est défini comme une représentation mentale, prototypique, des différentes catégories d’objets. Une telle notion sous-entend l’existence d’un lexique mental imagé dont l’organisation interne reste à préciser. Selon les auteurs de ce modèle, l’opération appelée ’catégorisation de l’image’ correspondrait à l’activation en mémoire d’un ’pictogène’ avant l’accès aux connaissances sémantiques associées à l’objet. Ce modèle, bien que rendant compte de certains troubles de reconnaissance visuelle, tels que l’aphasie optique (ou anomie) se traduisant par l’incapacité à dénommer des objets (ou dessins d’objets) uniquement lorsqu’ils sont présentés par voie visuelle, demeure toutefois très général.

Ratcliff et Newcombe (1982) ont proposé en parallèle un modèle légèrement différent dans le sens où, contrairement au modèle de Warren et Morton, ils envisagent une voie directe entre l’activation du pictogène et l’accès au nom, évitant ainsi le passage par le système sémantique stockant les informations relatives aux attributs physiques, aux classes d’appartenance, etc. des objets. Cette conception permet d’intégrer la dichotomie formulée par Lissauer (1890) entre les formes d’agnosies ’aperceptives’ et ’associatives’, l’agnosie associative étant associée à un traitement perceptif correct du stimulus sans activation des représentations sémantiques (significations) adéquates.