3.3 Modélisation cognitive du traitement des mots

Issus directement des modèles génériques sur la reconnaissance des objets, d’autres modèles plus spécifiques ont été développés pour des classes particulières d’objets de notre environnement visuel. Une catégorie d’objets présentant une pertinence psychosociale tout à fait particulière pour l’Homme est la catégorie des mots. Le traitement de cette classe de stimuli visuels semble mettre en jeu des processus supplémentaires à ceux impliqués dans le traitement des objets. En effet, nous sommes capables de distinguer, à l’intérieur de ces classes de stimuli empreints d’une fonction primordiale dans nos activités quotidiennes, des sous-classes, voire dans certains cas, d’identifier des exemplaires particuliers parmi des milliers d’autres. Ainsi, parallèlement aux modèles de reconnaissance visuelle des objets, plusieurs modèles cognitifs de reconnaissance des mots ont été proposés dans le courant des années quatre-vingt.

Le modèle princeps de reconnaissance des mots est issu des travaux de Morton, qui à la fin des années soixante, a introduit une notion-clé, celle de ’logogène’, cette notion ayant profondément marqué les différentes approches conceptuelles et les discussions théoriques concernant l’accès au lexique.

La première version du modèle ’logogène’ de Morton (1969) a été révisée plusieurs fois (Morton, 1979a, 1979b) avant d’aboutir à une version complète en 1980 (Morton, 1980; Morton et Patterson, 1980; pour une présentation de ce modèle en français, voir Morton, 1984). Morton propose un modèle de reconnaissance et de production de mots isolés qui postule l’existence d’un lexique mental, correspondant à l’ensemble des représentations lexicales disponibles en MLT. A l’intérieur de ce lexique, chaque mot connu serait associé à un logogène. Un logogène peut être défini comme un détecteur de mot ou un accumulateur de données, qui reçoit différents types d’informations relatives au mot perçu. Si la stimulation est assez forte, le seuil d’activation est dépassé, et le logogène activé ; le mot est alors reconnu, et peut-être compris et/ou prononcé. L’activation est d’autant plus facile que le mot est fréquent dans la langue. La première version du modèle de Morton (1969, Figure 13) indique l’existence de trois étapes dans l’activité de lecture de mots : (a) une analyse perceptive (visuelle ou auditive) du mot, (b) une activation de la représentation lexico-sémantique abstraite (Logogen system) correspondante, et (c) une activation de la représentation mentale correspondant à la manière de prononcer le mot selon des règles phonologiques et articulatoires précises (logogènes de sortie ou Output buffer). Bien que selon Morton et par analogie au fonctionnement des neurones dans le cortex l’activation des logogènes puisse s’effectuer en parallèle, ce modèle peut être considéré comme une référence parmi les modèles séquentiels de traitement de l’information verbale. La lecture de mots correspondrait donc à une activité visuelle particulière impliquant différents niveaux de traitement, à savoir une analyse visuelle graphique du stimulus permettant d’accéder, à partir de la description rétino-centrée des contours du mot, à sa représentation graphémique (ou représentation abstraite des lettres constitutives du mot), un niveau de traitement lexico-sémantique, et des niveaux d’analyse post-sémantique de production (orale ou écrite).

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Figure 13. Première version du modèle ’logogène’ de Morton pour la reconnaissance des mots (d’après Morton, 1969).

Le modèle logogène de Morton a inspiré de nombreux autres modèles de reconnaissance des mots (Forster, 1976; Coltheart, 1978; Glushko, 1979; McClelland et Rumelhart, 1981). Nous ne citerons que ceux qui ont le plus marqué les débats théoriques concernant les différents niveaux de traitement (séquentiel, parallèle, ou en cascade) des stimuli langagiers ainsi que les procédures de traitement mises en jeu selon que le mot soit familier ou non (modèles à ’deux voies’ ou à ’voie unique’).

Contrairement au modèle de Morton, celui de Forster (1976) peut être qualifié de doublement séquentiel dans le sens où il postule une reconnaissance des mots en deux étapes, chacune s’effectuant de façon sérielle : une première étape de délimitation d’un ’casier’, correspondant à un sous-ensemble du lexique ou aux représentations lexicales les plus adéquatement liées au stimulus perçu, et une seconde étape de sélection du meilleur ’candidat’ (le ’candidat’ le plus fréquent étant sélectionné prioritairement).

Le modèle de McClelland et Rumelhart (1981) s’inscrit dans la continuité du modèle logogène de Morton puisqu’il conserve l’idée de ’détecteurs’. Toutefois, il existerait différents types de ’détecteurs’ : des détecteurs au niveau du trait, de la lettre, et du mot. Ce modèle est dit ’interactif’ en raison de l’existence de connexions positives et négatives entre les différents niveaux de traitement, et de la présence d’une inhibition mutuelle des détecteurs à l’intérieur de chaque niveau. Si les lettres sont supposées être traitées en parallèle à l’intérieur du mot, exception faite pour les pseudo-mots (ou mots sans signification), supprimant ainsi les effets de durée de traitement variable liés à la longueur des mots, McClelland (1979) fait l’hypothèse d’un traitement global en cascade, c’est-à-dire qu’une étape de traitement pourrait commencer avant même que l’étape précédente ne soit entièrement achevée. Cette hypothèse conduit à une activation possible des représentations lexicales, ou une reconnaissance des mots, avant même que toutes les lettres ne soient identifiées. Ce modèle peut ainsi expliquer notre capacité à reconnaître des mots visuellement dégradés. Quant au débat relatif à l’existence de différentes procédures de traitement selon que la séquence écrite constitue ou non un mot familier, le modèle de Morton, dans sa version modifiée (Morton, 1980), propose une voie directe entre le logogène d’entrée (Logogen system) et celui de sortie (Output buffer), permettant ainsi de rendre compte de situations particulières dans lesquelles nous sommes capables de lire des mots qui ne nous sont pas familiers ou des pseudo-mots totalement dépourvus de signification.

Le modèle de lecture ’à deux voies’ de Coltheart (1978, 1986), ayant directement inspiré la théorie de la double voie, conforte l’approche cognitive décrite dans le modèle de Morton et suppose l’existence de deux procédures distinctes :

  1. une procédure de reconnaissance des mots par adressage, ou voie lexicale directe, pour les mots fréquents et familiers permettant d’accéder directement à leur représentation phonologique,

  2. une procédure par assemblage, ou voie lexicale indirecte, pour les séquences de lettres non familières et les pseudo-mots, impliquant une conversion des graphèmes en phonèmes et l’activation d’une représentation phonologique en mémoire après assemblage des différentes unités sous-lexicales. Le modèle de la ’voie unique’ de Glushko (1979) contredit l’existence d’un système de conversion non lexical en excluant l’idée d’une traduction possible des graphèmes en phonèmes pour les mots non familiers et les pseudo-mots, la reconnaissance de ces derniers étant effectuée par analogie avec des mots du lexique.

Des notions de ’pictogène’ et de ’logogène’, inhérentes aux différents modèles traitant respectivement de la reconnaissance des objets et d’une catégorie d’objets particuliers que sont les mots, il n’y a qu’un pas à franchir pour arriver à la notion de ’façogène’, ou ’prosopogène’, exposée plus en détail dans le paragraphe suivant.