2.1 L’inversion faciale et ses effets

Le paradigme d’inversion est généralement utilisé dans des expériences de reconnaissance épisodique pour examiner les mécanismes d’encodage mis en jeu dans le traitement des stimuli visuels complexes mono-orientés, c’est-à-dire présentant une orientation habituelle haut/bas. Ce paradigme présente l’avantage d’un contrôle systématique de toutes les propriétés physiques des stimuli utilisés, et en particulier un contrôle de leur degré de complexité, puisque, seule, leur orientation est modifiée.

Les études initiales de Yin (1969, 1970) ont été les premières à explorer la spécificité de la reconnaissance des visages dans un paradigme d’inversion. Dans son étude princeps de 1969, Yin a présenté trois expériences dans lesquelles des sujets normaux devaient mémoriser et reconnaître différentes catégories de stimuli complexes mono-orientés, présentés à l’endroit et/ou à l’envers. Ces stimuli en noir et blanc étaient des dessins réalistes ou des photographies représentant des visages, des maisons, des avions et des silhouettes de personnages dans différentes postures et revêtus de costumes d’époques différentes (Figure 18). Les résultats des deux premières expériences ont montré qu’une présentation inversée des stimuli rendait la tâche de reconnaissance plus difficile. Toutefois, Yin a observé une modulation de l’effet d’inversion en fonction de la catégorie des stimuli, l’effet d’inversion étant plus important pour les visages, significatif mais plus faible pour les maisons et les silhouettes, et absent pour les avions. Les visages semblent donc traités d’une manière différente des autres catégories de stimuli puisque leur reconnaissance est particulièrement affectée par une présentation inversée. Dans le but d’un meilleur contrôle du degré de complexité des stimuli visuels utilisés, Yin a conduit une troisième expérience dans laquelle la reconnaissance de dessins de visages était comparée à celle de dessins de personnages vêtus de costumes différents, la complexité de ces deux catégories de stimuli ayant été préalablement contrôlée par une comparaison des performances de reconnaissance obtenues au cours d’une présentation à l’endroit. Cette dernière expérience a encore montré un effet d’inversion plus marqué pour les stimuli faciaux, se traduisant par une baisse de performance plus importante lorsque les visages étaient présentés à l’envers comparativement à celle observée pour les personnages inversés. Yin en a conclu qu’il existait un effet d’inversion spécifique pour les visages pouvant être attribué, d’une part à la familiarité de l’objet ’visage’, d’autre part à un traitement configural propre aux stimuli faciaux présentés à l’endroit. Par traitement configural, il faut entendre une analyse globale du stimulus plutôt qu’une analyse séquentielle de ses différentes composantes.

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Figure 18. Exemples des stimuli utilisés par Yin dans son étude initiale visant à examiner la spécificité de la perception faciale dans un paradigme d’inversion (d’après Yin, 1970).

Ces résultats ont été confortés dans une seconde étude menée chez des patients souffrant de lésions du cortex postérieur droit (Yin, 1970) : ces patients présentent un moindre effet d’inversion des visages que les sujets normaux et un effet d’inversion d’égale intensité entre les stimuli faciaux et les autres catégories d’objets. L’effet d’inversion des visages est robuste puisqu’il a été maintes fois répété (Scapinello et Yarmey, 1970; Bradshaw et Wallace, 1971; Yarmey, 1971; Carey et Diamond, 1977; Sergent, 1984; Diamond et Carey, 1986; pour revue, Valentine, 1988; Rakover et Teucher, 1997). Plusieurs hypothèses ont été proposées pour rendre compte de cet effet.

Une première hypothèse fait référence à la prépondérance d’un traitement configural pour la classe des visages, comparativement aux autres classes d’objets. Cette hypothèse repose sur l’observation d’un phénomène d’inversion accentué pour la classe des visages. En effet, les visages présentés à l’endroit sont généralement mieux reconnus que les autres catégories d’objets, tandis que les visages présentés à l’envers sont moins bien reconnus que les autres classes de stimuli.

Ces résultats confortent l’idée selon laquelle le stimulus ’visage’ serait traité comme une configuration, rendant de ce fait la reconnaissance faciale particulièrement sensible à l’inversion haut/bas (Sergent, 1984a, 1984b; Young et coll., 1987; Tanaka et Farah, 1993; Farah et coll., 1995; pour revue, Valentine, 1988; Bruce et Young, 1993; Rakover et Teucher, 1997). L’importance de l’information configurale dans le traitement des visages reposerait non seulement sur l’encodage de chacun des traits faciaux mais également sur l’encodage des interrelations spatiales entre ces différents traits (ou relations de second ordre). Ainsi, l’information configurale ne pourrait pas être extraite d’une composante faciale présentée isolément, puisqu’elle est par définition contenue dans le visage entier.

Les autres hypothèses explicatives de l’effet d’inversion faciale dépendraient des facteurs suivants : stimulus mono-orienté (haut/bas), rotation mentale, et saillance des traits. L’hypothèse de l’orientation haut/bas renvoie à la notion de schéma facial. En effet, certains auteurs supposent qu’un schéma facial général est progressivement construit au cours du développement, et ce dès notre naissance, ce schéma s’enrichissant au fur et à mesure de nos multiples expositions avec des visages. La construction d’un tel schéma facial dépendrait bien évidemment des visages et des contextes dans lesquels nous sommes amenés à les percevoir, c’est-à-dire le plus fréquemment des visages appartenant à notre ethnie et orientés haut/bas (Rock, 1973, 1974; Goldstein et Chance, 1980; Valentine, 1991; pour revue Bruce, 1988). Notre meilleure capacité (rapidité et efficience) à traiter les visages avec l’âge (pour revue, Valentine, 1988; Flin et Dziurawiec, 1989; Carey, 1992; Chung et Thomson, 1995; Johnston et Ellis, 1995; George, 1997) serait liée à l’intégration de nouvelles informations dans le schéma facial, le rendant de ce fait plus précis mais aussi moins flexible. L’existence d’un tel schéma facial permet d’interpréter, non seulement l’effet d’inversion, mais également les effets de race, de distinctivité, de caricature et de prototypicalité.

Le modèle proposé par Valentine (1991), supposant un codage des visages dans un espace multidimensionnel, dont le centre serait une représentation faciale ’moyenne’, ou un prototype de la classe des visages, a fourni un cadre théorique permettant une interprétation unifiée de ces différents effets. Les visages considérés comme ’déviants’ au sein de la classe, parce qu’éloignés du visage prototypique, seraient plus facilement détectés ; c’est le cas des caricatures ou des visages appartenant à une autre ethnie (Going et Read, 1974; Light et coll., 1979; Winograd, 1981; Bartlett et coll., 1984; Brigham, 1986; MAlpass et Hughes, 1986; Valentine et Bruce, 1986a, 1986b; Rhodes et coll., 1987; Rhodes et McLean, 1990; O’Toole et coll., 1991; Sheperd et coll., 1991; Benson et Perrett, 1993; Rhodes et Tremewan, 1994; Stevenage, 1995a, 1995b; Rhodes, 1996; Tanaka et Simon, 1996). Précisons, toutefois, que si la détection d’un visage asiatique ou noir africain est facilitée pour les européens blancs comparativement à la détection d’un visage caucasien, la distinction à l’intérieur des classes de visages d’ethnies différentes nécessite un entraînement (Sheperd et coll., 1974; Ellis et coll., 1975; Ellis et Deregowski, 1981; Sheperd et Deregowski, 1981; Chance et coll., 1982; Brigham et MAlpass, 1985; Carroo, 1986; Buckhout et Regan, 1988; Chiroro et Valentine, 1995).

L’hypothèse explicative de l’effet d’inversion faciale associée à la rotation mentale repose sur l’idée selon laquelle une opération de rotation mentale est nécessaire pour reconnaître les visages inversés. Les temps de réponse seraient corrélés avec le degré de rotation mentale nécessaire pour orienter le visage à l’endroit (Shepard et Metzler, 1971; Valentine et Bruce, 1988). Enfin, une dernière explication ferait référence à un degré de saillance variable des traits faciaux. Plusieurs études ont montré que certains traits faciaux avaient plus d’importance que d’autres dans le traitement des visages ; l’ordre généralement admis de saillance des traits est le suivant : front > yeux > nez > bouche > menton (Davies et coll., 1974; Shepherd et coll., 1981; Haig, 1984, 1986).

Cette saillance variable des traits pourrait être liée à l’évolution des performances de reconnaissance des visages en fonction de l’âge, les enfants et les adultes utilisant des traits différents pour encoder les visages. Cette hypothèse demeure toutefois controversée puisque certaines études ont montré que l’inversion ne modifiait pas l’ordre de saillance des traits faciaux (Endo, 1986; Bruyer et Coget, 1987) alors que d’autres études (Ellis et coll., 1979; Phillips, 1979) ont montré que certains traits internes inversés (yeux, nez, bouche) étaient moins bien reconnus que certains traits externes inversés (front, oreilles, menton).