2.2 Traitement analytique vs holistique des visages

Comme nous l’avons vu, l’effet d’inversion faciale pourrait s’expliquer par la prépondérance d’un traitement configural pour la classe des visages, comparativement aux autres classes d’objets. Cette hypothèse soulève le débat d’une double voie d’encodage possible des stimuli faciaux, à savoir un traitement analytique correspondant à un encodage séquentiel et indépendant de chacun des traits faciaux constitutifs du visage, versus un traitement global ou holistique permettant une intégration en parallèle de l’ensemble des informations faciales (traits et propriétés relationnelles entre les traits).

Cette double stratégie d’encodage des visages a fait l’objet de nombreuses expériences de psychologie cognitive (Smith et Nielsen, 1970; Bradshaw et Wallace, 1971; MAthews, 1978; Sergent, 1984; Bruce et coll., 1991; Tanaka et Farah, 1993). Certaines de ces études ont cherché à vérifier si l’information configurale était importante seulement pour le traitement des stimuli faciaux ou si elle l’était également pour le traitement d’autres classes d’objets. Les résultats ont indiqué, qu’en condition normale de perception, le traitement des objets, aussi complexes soient-ils et quelle que soit leur catégorie, met initialement en jeu un encodage de la forme globale avant d’analyser les différentes parties de l’objet, si cela est nécessaire.

Ce ne serait que dans des conditions de perception anormales ou difficiles que le traitement débuterait par un encodage des différentes parties de l’objet dans le but de l’identifier. Ainsi, l’existence d’une double stratégie d’encodage global et analytique, avec une prépondérance d’un traitement global dans des conditions perceptives normales, a été montrée pour des catégories d’objets autres que les visages (Navon, 1977; Bradshaw et Sherlock, 1982; Backer et Kosslyn, 1993; Biederman et Kalocsai, 1997).

Il est néanmoins important de souligner l’influence des conditions dans lesquelles ont été perçus les objets dans les expériences précédentes. En effet, en situation de laboratoire, la mise en jeu d’une stratégie de traitement plutôt qu’une autre semble largement dépendre de la nature de la tâche (niveau de difficulté), de la formulation de la consigne, ainsi que des contraintes temporelles incluses dans le protocole (temps de présentation des stimuli et temps de réponse des sujets limité ou non). Plusieurs études ont montré un avantage du traitement analytique sur le traitement global pour des stimuli faciaux dans des protocoles utilisant un temps particulièrement long de présentation des stimuli ou encore des tâches requérant une stratégie particulière de traitement (Walker-Smith, 1978; Bradshaw et Sherlock, 1982; McKelvie, 1991; Reynolds et Pezdek, 1992; Hole, 1994; Collishaw et Hole, 2000). Cependant, même si la stratégie de traitement (analytique ou global) peut être induite par le type de paradigme utilisé, il semble bien que toutes les parties du visage ne soient pas d’égale importance. La distinction entre les traits externes (contour du visage et chevelure) et les traits internes (yeux, nez, bouche) est généralement importante pour la reconnaissance de visages familiers/non-familiers. La perception et la reconnaissance des visages familiers semble reposer davantage sur l’analyse des traits internes tandis que la perception, voire la comparaison, de visages non familiers reposerait davantage sur l’analyse des traits externes (Ellis et coll., 1979; pour revue, Shepherd et coll., 1981).

Par ailleurs, une différence de saillance a également été mise en évidence entre les traits faciaux internes : la région des yeux, y compris les sourcils, semble la plus importante et celle de la bouche la moins importante tant pour le traitement des visages familiers que pour celui des visages non familiers (Haig, 1986a; Rhodes, 1988; Roberts et Bruce, 1988; Hancock et coll., 1996; pour revue, Haig, 1986b; Young et coll., 1987; Bruce, 1988; Hancock et coll., 2000). L’hypothèse d’un traitement analytique et séquentiel des visages allant des traits les plus saillants aux traits les moins informatifs n’a cependant pas été entièrement validée.

Il semblerait donc qu’un double traitement analytique et configural des visages soit opéré en parallèle prenant ainsi en considération les traits faciaux et leur saillance relative ainsi que leurs interactions. Les études en champ visuel divisé, consistant à comparer les temps de réaction et les pourcentages de réponses correctes obtenus selon que les visages sont présentés dans les hémichamps visuels droit ou gauche, ont cherché à rendre compte de l’existence d’une éventuelle latéralisation hémisphérique associée à cette double stratégie de traitement facial. L’idée selon laquelle l’hémisphère gauche serait spécialisé dans le traitement analytique et sériel de l’information alors que l’hémisphère droit opérerait selon un mode global et intégratif a été initialement suggérée par Levy-Agresti et Sperry (1968) à partir de l’observation de patients split-brain. Il demeure toutefois difficile de déterminer a priori la nature analytique ou globale des traitements mis en jeu dans les différentes fonctions cognitives, y compris celle correspondant à la perception faciale. Même si les principaux résultats obtenus dans ce domaine confirment l’existence d’une dichotomie de traitement analytique/global, il semblerait que la perception des visages requiert, en l’absence de contraintes perceptives particulières, la coopération des deux hémisphères pour permettre à la fois l’encodage des différents traits faciaux et celui des relations spatiales entre ces traits.

De tels résultats remettent par conséquent en cause l’hypothèse selon laquelle l’hémisphère droit jouerait un rôle prépondérant dans la reconnaissance des visages, cette hypothèse ayant été suggérée à l’issue de certaines études de cas cliniques comme nous le verrons ultérieurement (Hilliard, 1973; Leehey et coll., 1978; Sergent et Bindra, 1981; St.John, 1981; Anderson et Parkin, 1985; Rhodes, 1985; Young et coll., 1985; Parkin et Williamson, 1987; Levine et coll., 1988; Valentine, 1988; Van Kleeck, 1989; Rhodes et coll., 1990; Hillger et Koenig, 1991; Tanaka et Farah, 1991; Rhodes, 1993; pour revue, Bradshaw et Nettleton, 1990). La double stratégie d’encodage des visages selon un mode analytique et/ou holistique associée à une certaine prépondérance hémisphérique renvoie par ailleurs à la question des modifications de compétences et de stratégies perceptives et/ou cognitives en fonction de l’âge, et de la maturation cérébrale. Cette question sera l’objet du paragraphe suivant.