2.3 Ontogenèse et perception des visages

Les études développementales menées sur le traitement des visages cherchent à savoir si la perception du ’faciès’ humain repose sur des caractéristiques innées ou sur l’apprentissage de la ’facialité’. Elles soulèvent par ailleurs la question indirecte de la maturation fonctionnelle cérébrale. La question de la double stratégie d’encodage analytique versus global des visages a fait l’objet d’études particulières en neuropsychologie développementale chez le jeune enfant.

Une latéralisation hémisphérique différente selon le mode de traitement utilisé a été montrée chez les nourrissons au cours de leur première année de vie : dès l’age de 4-9 mois, et jusqu’à 1 an, les nourrissons utiliseraient de manière prépondérante leur hémisphère droit pour le traitement global des patterns visuels, incluant les stimuli faciaux, et leur hémisphère gauche pour des traitements plus locaux (de Schonen et Deruelle, 1990; Deruelle et de Schonen, 1991; de Schonen et Deruelle, 1991; Deruelle et coll., 1999).

Toutefois, il apparaît que ce n’est qu’à partir de l’âge de 24 mois que les enfants seraient capables d’avoir une attention simultanée dans leurs deux hémichamps visuels. Cette nouvelle capacité leur permettrait ainsi d’intégrer les informations provenant des deux hémisphères et d’élaborer une représentation unifiée des objets perçus (de Schonen et Bry, 1987; Liégeois et de Schonen, 1997; Liégeois et coll., 2000). Ces résultats confortent l’existence d’asymétries hémisphériques perceptives et cognitives précoces qui pourraient dépendre en partie de la maturation fonctionnelle du corps calleux (Njiokiktjien et coll., 1988, 1994; Njiokiktjien et Ramaekers, 1990). Si la perception catégorielle du faciès humain ne semble pas dépendre d’un hémisphère plutôt que d’un autre chez le nourrisson, la discrimination d’un visage familier (celui de la mère) parmi d’autres visages non familiers semble, en revanche, impliquer de façon prépondérante l’hémisphère droit et ne semble par ailleurs pas être possible avant l’âge de 4 mois (de Schonen et coll., 1986; de Schonen et MAthivet, 1990; pour revue de Schonen et coll., 1994).

Les capacités que présentent les nourrissons à pouvoir discriminer un pattern facial schématique présenté parmi d’autres configurations ont été étudiées dès 1975 par Goren et son équipe via la technique du regard préférentiel (Goren et coll., 1975). Cette technique consiste à observer le mouvement des yeux et de la tête des nourrissons lorsque le stimulus est lentement déplacé le long d’un demi-cercle situé à une distance radiale optimale devant eux. L’orientation et l’attention visuelle des nourrissons apparaissent plus marquées lorsqu’ils jugent un stimulus attractif de part sa nouveauté ou sa familiarité. Goren a étudié le degré d’attraction préférentielle pour différentes représentations schématiques du faciès humain chez des nouveau-nés, âgés en moyenne de 9 minutes. Les résultats ont montré que les nouveau-nés suivaient un peu plus longtemps du regard les représentations schématiques faciales dont les traits internes étaient correctement organisés que celles dont les traits étaient disposés en désordre ou encore que les configurations faciales réduites à un simple contour de visage (Figure 19).

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Figure 19. Exemples de représentations schématiques du faciès humain utilisées dans les études développementales sur la perception des visages chez les nourrissons (d’après Goren et coll., 1975; Johnson et coll., 1991).

Les auteurs en ont conclu que les préférences visuelles du nouveau-né ne dépendent pas exclusivement du ’niveau d’énergie’ (ou fréquence spatiale) des stimuli mais également de l’organisation des traits qui les constituent (forme globale cohérente ou significativement cohérente pour eux). Ainsi, alors qu’aucun apprentissage n’a encore pu avoir lieu, il semblerait que le faciès humain bénéficie d’une analyse perceptuelle différente de celle requise pour les autres stimuli visuels. Bien que critiqués sur l’exactitude de l’âge des nouveau-nés étudiés et sur un certain manque de rigueur méthodologique, les résultats de Goren ont été récemment répliqués (MAurer et Young, 1983; Dziurawiec et Ellis, 1986; Johnson et coll., 1991, 1992; pour revue, Morton et Johnson, 1991).

De l’ensemble de ces résultats, la théorie CONSPEC / CONLERN stipulant un double processus de traitement des visages a été proposée (Morton et Johnson, 1991). Le mécanisme CONSPEC, associé aux phénomènes d’orientation préférentielle du regard des nourrissons vers les patterns faciaux, correspondrait à des prédispositions innées de contrôle de l’attention visuelle impliquant des voies sous-corticales pré-câblées à la naissance (de Schonen et coll., 1994). La maturation fonctionnelle des structures corticales (voie visuelle rétino-corticale) serait associée à une mise en place progressive vers l’âge de 2 mois environ d’un mécanisme d’apprentissage non spécifique, appelé CONLERN.

Ce mécanisme permettrait entre autre à l’enfant de discriminer les différents visages qu’il est amené à rencontrer. Cette hypothèse a été confortée par des études chez des nourrissons âgés de 3 mois en moyenne qui avaient à discriminer la photographie du visage de leur mère présentée parmi des photographies de visage d’étrangères (Bushnell et coll., 1989), ou à discriminer des visages en fonction de la direction du regard (Vecera et Johnson, 1995). Les résultats ont respectivement montré que les nourrissons fixaient plus longtemps le visage de leur mère que celui d’une étrangère, et les visages qui les regardent directement que ceux qui ont un regard détourné. Toutefois, les données demeurent encore insuffisantes pour savoir si ces changements de stratégie de traitement avec l’âge dépendent de mécanismes purement visuels ou de mécanismes attentionnels. L’observation d’une modification au cours des premiers mois du développement de certaines capacités ou compétences cognitives présentes dès la naissance, telles que la discrimination du faciès humain ou encore la catégorisation de sons du langage n’appartenant pas à la langue environnante, est en faveur d’une thèse sélectionniste (Werker et Tees, 1984; Kuhl, 1985).

Les études menées chez les enfants et adolescents confortent également l’existence d’une certaine hétérochronie de développement des capacités perceptives et/ou cognitives jusqu’à l’âge adulte. Les travaux de Carey et son équipe (Carey et coll., 1980; Carey, 1982; Carey et Diamond, 1994; pour revue, Carey, 1981; Flin, 1985; Flin et Dziurawiec, 1989) ont plus particulièrement examiné l’évolution des stratégies de traitement des visages (analytique ou holistique) en fonction de l’âge. En utilisant un paradigme d’inversion faciale, ces auteurs ont montré qu’il existait une évolution non linéaire des capacités à traiter les visages. Leurs résultats ont indiqué un effet d’inversion faciale qui augmenterait jusqu’à l’âge de 10 ans, déclinerait entre 11 et 12 ans, et progresserait de nouveau vers l’âge de 14/15 ans jusqu’à atteindre les performances obtenues par les adultes. Ces observations ont été interprétées comme un changement de stratégie avec l’âge.

Les enfants utiliseraient tout d’abord une stratégie analytique pour traiter les visages, stratégie qui atteindrait progressivement ses limites et serait alors remplacée par une stratégie de traitement global plus efficiente. Cette interprétation est toutefois controversée par des résultats montrant, d’une part, que l’utilisation d’une stratégie de traitement analytique des visages perdure chez l’adulte (Sergent, 1989), et d’autre part, que les enfants sont capables d’encoder holistiquement les visages dès l’âge de 6 ans (Carey et Diamond, 1994).

Ces modifications de performances avec l’âge dans le traitement facial peuvent également être discutées en terme d’expertise : le sujet humain pourrait devenir progressivement, au fil de ses expériences, un expert dans la perception des stimuli faciaux. Cette hypothèse sera développée dans le paragraphe suivant.