2.4 Remise en cause d’une spécificité liée au traitement facial

Il est intéressant de s’interroger sur la particularité tant physique (classe de stimuli particulièrement homogène sur le plan structural) que fonctionnelle (importance psychosociale dès la naissance) des stimuli faciaux. En d’autres termes, les visages constituent-ils une catégorie particulière de stimuli impliquant des systèmes de traitement différents de ceux impliqués pour les autres catégories d’objets, et si tel était le cas, en quoi diffèrent-ils ? La pertinence de la classe des visages pour l’Homme dépend de multiples facteurs. Un premier facteur serait relatif à leur importance relationnelle et à la quantité d’informations qu’ils véhiculent (émotionnelle, socio-professionnelle, etc.). Les visages constituent une classe de stimuli avec lesquels l’Homme interagit, dès sa naissance, de façon priviligiée. Un second facteur dépendrait du fait que la classe des visages comporte un nombre important de stimuli particulièrement homogènes sur le plan configurationnel impliquant de ce fait une discrimination intracatégorielle, ou une reconnaissance d’exemplaires à l’intérieur d’une catégorie, davantage qu’une discrimination interclasses, tel que cela peut être le cas pour les autres objets (fruits, voitures, bâtiments, etc.).

Bien que l’’objet’ visage présente des caractéristiques établies très homogènes, c’est-à-dire deux yeux situés symétriquement au-dessus d’un nez lui-même disposé verticalement en position centrale au-dessus d’une bouche horizontale, il existe des variations très fines permettant de discriminer un visage parmi des centaines d’autres. Ces variations reposent essentiellement sur des relations configurales de ’second ordre’. Ainsi, la discrimination d’exemplaires à l’intérieur de la classe des visages semble dépendre des informations configurales contenues dans le visage, à savoir des relations spatiales entre les traits faciaux ou relations de second ordre. L’Homme semblerait donc avoir développé une habileté particulière, ou une expertise, à détecter les déviations métriques propres à chaque configuration faciale. Si les calculs catégoriels (arrangement spatial des traits: ’au-dessus de’, ’à droite de’, etc.) permettent de différencier les classes d’objets entre elles, les calculs métriques (longueur des traits et distance entre eux) permettent de distinguer un objet particulier (le visage d’un ami) à l’intérieur d’une classe. Les particularités tant physiques que fonctionnelles liées à la classe des visages rendent malaisée l’étude de la spécificité de traitement pour cette catégorie d’objets étant donné la difficulté à trouver ou à construire des stimuli comparables du point de vue de leur pertinence (Bruyer, 1994; George, 1997).

Certaines études ont cependant abordé la question d’une spécificité de traitement en lien avec un certain niveau d’expertise progressivement acquis. Chez le primate, par exemple, des études ont montré que les neurones visuels du cortex inféro-temporal généraient des réponses sélectives à la suite d’un processus d’apprentissage lié à la reconnaissance d’objets complexes (patterns visuels bidimensionnels, visages, parties du corps, etc.) sans signification pour l’animal avant l’apprentissage (Miyashita, 1988; Miyashita et Chang, 1988; Miyashita, 1993; Logothetis et coll., 1995; pour revue, Thorpe, 1994).

Chez l’Homme, l’hypothèse d’un certain niveau d’expertise dans la discrimination d’exemplaires à l’intérieur d’une catégorie de stimuli aussi complexe et homogène que celle des visages a été testée chez des populations d’individus devenus experts dans un domaine, tel que la graphologie, l’ornithologie, l’élevage de certaines espèces d’animaux, ou encore les collections diverses et variées de voitures, d’espèces florales, etc. Il a été montré, par exemple, que la discrimination de chiens d’une race donnée était aussi perturbée que celle de visages humains en présentation inversée chez des éleveurs de chiens, cet effet d’inversion n’ayant pas été observé chez une population contrôle non experte en élevage canin (Diamond et Carey, 1986). Des résultats similaires à ceux obtenus par Diamond et Carey (1986) ont par ailleurs pu être observés chez des experts en graphologie comparativement à des novices en analyse d’écriture manuscrite (Bruyer et Crispeels, 1992), ou encore chez des sujets asiatiques comparativement à des sujets européens dans un paradigme d’inversion manipulant des visages de l’une ou l’autre race (Rhodes et coll., 1989; pour revue, Carey et Diamond, 1977; Nachson, 1995; Farah et coll., 1998). L’ensemble de ces résultats conforte l’existence d’une expertise d’analyse et d’une certaine habileté à discriminer des exemplaires à l’intérieur d’une catégorie d’objets autre que celle des visages, habileté qui est supposée, par ces auteurs, acquise et non innée. Il convient également de citer les études fort intéressantes d’Isabel Gauthier et collaborateurs, qui remettent en question l’idée d’une spécificité de traitement liée aux stimuli faciaux au profit d’une expertise d’analyse (Gauthier et coll., 1997, 1998, 1999a, 2000a,b,c; Gauthier et Tarr, 1997; Rossion et coll., 2000; Gauthier et Tarr, 2001; pour revue, Tanaka et Gauthier, 1997; Gauthier et coll., 1999b; Gauthier et Logothetis, 2000). L’intérêt majeur de ces études réside dans l’utilisation de plans expérimentaux astucieux permettant de comparer les mécanismes de traitement mis en jeu dans la perception faciale à ceux impliqués, à niveau d’analyse équivalent (c’est-à-dire subordonné), dans la discrimination de stimuli artificiellement construits avec une configuration aussi complexe que celle des visages, mais, à la différence de ces derniers, ayant été nouvellement appris.

Une série d’expériences réalisées en imagerie fonctionnelle cérébrale a plus particulièrement examiné l’influence des niveaux de catégorisation induits par les tâches. Les résultats ont montré que le traitement visuel supplémentaire nécessaire pour analyser une image à un niveau subordonné ou intracatégoriel (par exemple ’pélican’), comparativement à une analyse de bas niveau ou intercatégorielle (par exemple ’oiseau’), activerait les mêmes aires du système ventral (gyri fusiforme et temporal inférieur) que celles supposée être spécifiquement activées pour le traitement des visages (Haxby et coll., 1994; Puce et coll., 1995; Kanwisher et coll., 1997). Ces résultats ont été répliqués par Gauthier et collaborateurs dans plusieurs études en IRM fonctionnelle manipulant différentes classes d’objets (Gauthier et coll., 1997; Gauthier et coll., 2000a, 2000b, 2000c).

Parallèlement à cette série d’expériences, Gauthier et son équipe ont conduit un second ensemble d’études comportementales puis neurophysiologiques examinant plus en détail les notions d’expertise et de traitement configural, attribuées de façon spécifique à la classe des visages. Des sujets ont été entraînés à devenir des ’experts’ dans la discrimination d’objets tridimensionnels virtuels appartenant à une nouvelle ’espèce’, appelée Greebles (Figure 20). Cette nouvelle ’espèce’ contient 60 individus différents répartis en cinq ’familles’ et deux ’genres’. Tous les Greebles présentent la même configuration spatiale, c’est-à-dire qu’ils sont orientés verticalement et constitués de différentes parties saillantes. Des différences subtiles sur l’orientation et/ou les relations métriques et combinatoires entre ces différentes parties permettent de discriminer un exemplaire à l’intérieur de la catégorie (Gauthier et Tarr, 1997a; Gauthier et coll., 1998, 1999a). Une étude conduite en IRM fonctionnelle a montré que les régions cérébrales supposées être spécifiquement impliquées dans le traitement des visages sont plus fortement activées au cours d’une tâche de perception passive des Greebles chez des sujets devenus experts dans la discrimination de ces nouveaux ’objets’ que chez des sujets novices.

Une augmentation de l’activation a été observée dans les régions temporales droites lors de tâches d’appariement de Greebles et de visages seulement lorsque les stimuli sont présentés à

l’endroit (Gauthier et coll., 1999b). Pour conclure, l’ensemble de ces résultats remet fortement en cause l’hypothèse selon laquelle il existerait des modules de traitement spécifiques aux visages. Ils témoignent davantage de l’existence de mécanismes cérébraux en partie communs pour le traitement des visages et celui d’autres catégories d’objets partageant les mêmes dimensions que les stimuli faciaux, c’est-à-dire une organisation configurationnelle (interaction entre les parties constitutives de l’objet), un grand nombre d’exemplaires intracatégoriels, une importance psychosociale, et une expertise liée à leur traitement.

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Figure 20. Exemplaires des stimuli ’Greebles’ construits par Gauthier et son équipe. Ces nouveaux ’objets’ tridimensionnels sont constitués de différentes parties, désignées par des pseudo-mots sans signification, et présentent tous une organisation configurationnelle. Les Greebles sont répartis en cinq ’familles’ (colonnes) en fonction de la forme de leur ’corps’, et deux ’genres’ (lignes) selon l’orientation (vers le haut/bas) des parties qui les constituent (d’après Gauthier et Tarr, 1997).