3.2 Deux grandes classes d’agnosies visuelles

La distinction entre agnosies aperceptives et agnosies associatives (Lissauer, 1890; pour revue, Farah, 1990) repose sur le postulat de base suivant : la construction d’une représentation structurée de l’objet est un préalable nécessaire à l’accès à sa signification. De façon générale, les agnosies aperceptives résulteraient, selon Lissauer, de déficits sévères dans les traitements perceptifs bien que les étapes sensorielles élémentaires soient préservées. Les patients souffrant d’agnosie aperceptive sont généralement incapables de reconnaître les objets en raison d’une représentation tridimensionnelle de l’objet perçu inadéquate. Les agnosies associatives correspondraient à des troubles de reconnaissance des objets liés à un déficit d’association entre la représentation perceptive dérivée de l’objet et les informations fonctionnelles et sémantiques stockées en mémoire. Les patients souffrant d’agnosie associative encodent généralement correctement l’objet d’un point de vue perceptif mais sont incapables d’accéder aux informations qui lui sont associées, et sont donc bien souvent incapables de le dénommer et d’en déduire sa fonction.

La classe des agnosies aperceptives présente divers types de pathologies au sein desquels il est souvent difficile d’isoler des cas d’agnosie aperceptive pure. Les patients sont généralement très perturbés dans leur vie quotidienne par la difficulté à identifier les objets familiers en raison d’une évaluation très locale et séquentielle des formes. Confronté à un objet qu’il ne peut saisir, le patient procède à un traitement systématique et sériel de ses dimensions, sa texture, sa brillance, sa couleur, etc., mais est incapable d’en appréhender sa forme globale. En phase de test, ces patients effectuent habituellement des copies serviles de dessins qui leur sont présentés car ils ne peuvent traiter que des fractions très locales de l’image ; ils ne peuvent ni s’affranchir d’une discontinuité dans une ligne, ni traiter un tracé en pointillés ou encore analyser des changements de direction induits par des superpositions de traits. En dépit d’un grand nombre de documents anatomo-cliniques, il a été montré que les lésions corticales entraînant ce type d’agnosie visuelle sont généralement diffuses (région corticale postérieure), bilatérales, se prêtant ainsi mal aux corrélations (Cambier et coll., 1980; Campion et Latto, 1985; Farah, 1990).

D’autres cas décrivant une perception visuelle morcelée ont été classés sous le syndrome de simultagnosie (ou asimultagnosie). Contrairement aux patients souffrant d’agnosie aperceptive au sens strict, les patients simultagnosiques sont capables de discerner une forme même lorsqu’elle est figurée en pointillés ou en lignes discontinues. En revanche, leur capacité à percevoir en même temps plusieurs objets, ou différentes parties d’un même objet ou d’une même scène visuelle, est déficiente : Hécaen et de Ajuriaguerra (1954) ont décrit le cas d’un patient incapable de voir en même temps la flamme du briquet et l’extrémité de sa cigarette. La simultagnosie, considérée comme une des composantes du syndrome de Balint (paralysie psychique du regard et ataxie optique), est classiquement associée à une impossibilité à accéder à la signification d’une scène ou d’un objet complexe dont chaque partie est malgré tout correctement identifiée (Luria, 1959; Coslett et Saffran, 1989).

Les lésions entraînant ce type de syndromes peuvent être bilatérales dans les régions pariéto-occipitales, ou unilatérales gauches dans la région temporo-pariétale inférieure, respectivement pour les simultagnosies dorsales et ventrales. Un patient souffrant de simultagnosie dorsale localise très mal des objets dans l’espace, tandis qu’un patient atteint de simultagnosie ventrale, s’il dispose d’un temps suffisamment long, est capable de percevoir plusieurs objets en parallèle. Ces différentes formes d’agnosies aperceptives pourraient provenir d’une déficience dans les opérations perceptives de groupements d’éléments (Farah, 1990), ou de déficits attentionnels (Posner et coll., 1984, 1987). Il est toutefois intéressant de noter que dans la plupart des cas les agnosies aperceptives présentent des troubles associés de prosopagnosie et/ou d’alexie sans agraphie.

Les agnosies associatives, contrairement aux agnosies aperceptives, ne sont pas liées à des désordres d’ordre perceptif mais à une impossibilité à accéder aux informations sémantiques associées à l’objet visuellement présenté. Trois grandes formes d’agnosies visuelles associatives peuvent être distinguées. Dans l’agnosie associative stricto sensu, les patients sont incapables d’identifier des objets familiers (les dénommer ou indiquer leur usage) lorsque ceux-ci leur sont présentés visuellement, mais ils n’ont aucune difficulté d’identification lorsque les objets sont présentés dans un autre canal sensoriel (toucher, bruit caractéristique, définition verbale). Cette forme d’agnosie associative résulte généralement de lésions bilatérales dans les régions temporo-occipitales inférieures. Elle est également associée à plusieurs autres troubles, tels que la prosopagnosie, l’achromatopsie et parfois l’alexie pure (Gomori et Hawryluck, 1984; McCarthy et Warrington, 1986; Riddoch et Humphreys, 1987; Farah, 1991). Une seconde forme d’agnosie visuelle associative est dite multimodale : les troubles de reconnaissance des objets ne se limitent pas uniquement à la modalité visuelle, même si les erreurs dans cette modalité prédominent par rapport aux erreurs tactiles ou auditives.

L’agnosie multimodale est généralement associée à une dégradation de la sémantique verbale, une anomie des couleurs et des visages (sans prosopagnosie), et à une alexie pure (ou alexie sans agraphie). Des lésions ischémiques situées à proximité de l’artère cérébrale postérieure gauche pourraient être à l’origine de ces troubles (De Renzi et coll., 1987). Enfin, une troisième forme d’agnosie associative a été décrite sous les termes d’aphasie optique : les patients perçoivent correctement les objets, sont capables de les reconnaître sans difficulté, c’est-à-dire qu’il peuvent mimer leur utilisation, effectuer des classifications sémantiques, mais sont incapables de les dénommer. Les observations anatomo-cliniques attribuent ce trouble à des lésions conjointes du cortex occipital et du splénium du corps calleux : les aires associatives temporo-occipitales de l’hémisphère gauche, bien qu’anatomiquement intactes, seraient alors privées de toute information visuelle (Lhermitte et Beauvois, 1973).

Certains auteurs ont par ailleurs proposé un fractionnement des agnosies visuelles associatives selon des catégories particulières d’objets. Par exemple, Warrington et collaborateurs ont suggéré une distinction vivant/non vivant en rapportant des cas de patients souffrant d’agnosie pour les objets artificiels, ou non vivants, et ceux de patients présentant le profil inverse (Warrington et McCarthy, 1983; Warrington et Shallice, 1984). D’autres formes spécifiques d’agnosie visuelle associative concernent les troubles du langage écrit et la reconnaissance des visages (pour revue, Bruyer, 1994; Cambier, 1995). Ces formes particulières d’agnosie visuelle seront présentées en détail dans les deux paragraphes suivants.