3.3 Des formes d’agnosie visuelle particulières pour les mots : les dyslexies

Le travail original de MArshall et Newcombe (1973) sur les troubles de la lecture a été le premier à proposer une analyse psychologique des dyslexies, ou alexies acquises.

Jusqu’alors, l’origine des perturbations du langage écrit reposaient essentiellement sur des critères d’absence de causes directes de difficultés d’apprentissage : selon la World Federation of Neurology (1968), le diagnostic de dyslexie ne relève pas de déficits sensoriels, de retards mentaux, d’une psychose, d’un environnement socio-culturel défectueux, ou d’une fréquentation scolaire insuffisante. Toutefois, les difficultés sont spécifiques au matériel écrit et ne semblent pas affecter d’autres domaines de compétences. Les capacités globales d’apprentissage ne sont pas altérées, contrairement à des cas de “retard simple” en lecture. Les travaux de MArshall et Newcombe ont permis d’amorcer un changement dans la manière d’envisager les causes responsables des déficits de lecture. Divers types d’arguments ont alors été accumulés, les uns en faveur d’une cause neurologique de la dyslexie (altération d’une structure cérébrale), les autres mettant l’accent sur les liens entre une anomalie neurobiologique et des troubles cognitifs associés aux processus d’apprentissage. Le diagnostic de dyslexie fait référence à un déficit sévère et durable de l’acquisition de la lecture. Dans le cadre de la démarche anatomo-clinique classique, les tentatives de description des dyslexies étaient largement inspirées de la linguistique structurale et dépendaient principalement de la nature du matériel langagier dont l’analyse était déficiente, à savoir la lettre (“dyslexie littérale”), le mot (“dyslexie verbale”), ou la phrase (“dyslexie phrastique”). Cette classification a perduré jusqu’aux travaux de MArshall et Newcombe (1973) qui ont analysé les erreurs produites en lecture chez des patients alexiques et proposé une nouvelle classification des dyslexies en fonction de trois types d’erreurs : les erreurs de nature visuelle, celles qualifiées de sémantiques, et les erreurs portant sur les conversions grapho-phonétiques (graphèmes ambigus et irréguliers). Nous exposerons brièvement trois syndromes dyslexiques les plus généralement observés, à savoir la dyslexie visuelle, la dyslexie de surface ou phonologique, et la dyslexie profonde, et nous limiterons aux formes de dyslexies sans agraphie, en laissant de côté les syndromes d’altération de la lecture associée à une perturbation de l’écriture.

Décrite pour la première fois par Déjérine (1892), la dyslexie visuelle sans agraphie, également appelée cécité verbale pure ou alexie sans agraphie (word form dyslexia), correspond à un déficit sélectif de l’extraction de la forme des mots écrits : les patients ne sont apparemment capables de lire un mot qu’après en avoir explicitement traiter chacune des lettres, souffrant ainsi d’un ralentissement marqué de la lecture. En revanche, leur capacité à appréhender des formes visuelles complexes autres que des stimuli langagiers est préservée. Ces multiples critères ont permis de considérer l’alexie pure comme une forme d’agnosie visuelle associative propre à la catégorie des mots (Warrington et Shallice, 1980; Patterson et Kay, 1982; Bub et coll., 1989; Reuter-Lorenz et Brunn, 1990; Bowers et coll., 1996a, 1996b; pour revue, Riddoch, 1990). Il a été suggéré que cette forme de dyslexie résulterait de lésions occipitales dans l’hémisphère gauche incluant le splénum calleux. Une telle distribution des sites lésionnels engendrerait un isolement du gyrus angulaire, demeuré par ailleurs intact, et empêcherait le transfert de l’information visuelle verbale vers cette zone du cortex pariétal fondamentale dans la mémoire visuelle des mots écrits (Geschwind, 1965, 1968; Albert, 1975; Hécaen et Albert, 1978; pour revue, Hécaen et Kremin, 1970). Des observations cliniques ultérieures de patients alexiques ont montré l’existence de lésions dans les gyri lingual et fusiforme gauches qui soulignent le rôle critique que pourraient jouer ces zones du cortex temporal dans ce type de syndrome (Bouchard et coll., 1979; Damasio et Damasio, 1983; Friedman et Alexander, 1984; Henderson, 1986; Tramo et coll., 1989; Orgogozo et Péré, 1991).

La dyslexie de surface ou phonologique se caractérise par des difficultés particulières à lire les pseudo-mots ou les mots irréguliers de la langue. Les patients présentant ce type de trouble sont toutefois capables de lire sans difficulté les mots familiers et d’accéder à leur signification (Shallice et Warrington, 1975; Beauvois et Derouesné, 1979; Coltheart et coll., 1983; Snowling et coll., 1986).

Bien que relativement hétérogènes, les tableaux cliniques de dyslexies phonologiques plaident en faveur d’une altération sélective de la procédure d’assemblage dans le modèle de lecture à deux voies de Coltheart (1978). Les lésions cérébrales à l’origine de ce type de perturbations phonologiques sont souvent très étendues et présentent une grande variabilité inter-individuelle. Cependant, les études anatomo-cliniques montrent qu’elles sont généralement localisées dans la région temporale gauche à la périphérie immédiate de la scissure de Sylvius et peuvent englober différentes zones corticales, telles que l’aire de Wernicke, le cortex insulaire ou le gyrus supra-marginal (Benson et coll., 1973; Cappa et coll., 1981; Damasio et Damasio, 1983; Selnes, et coll., 1985; Shallice, 1988; Posner et Carr, 1992; pour revue, Vanier et Caplan, 1985). L’ensemble de ces observations neuropsychologiques conforte l’existence d’un registre où seraient stockées les formes visuelles globales des mots (Coslett et Saffran, 1989; Bub et Arguin, 1995).

Le troisième groupe de syndromes dyslexiques sans agraphie correspond aux dyslexies profondes dans lesquelles les erreurs prédominantes sont de nature sémantique. La lecture des patients est caractérisée par la production d’erreurs sémantiques appartenant à différentes classes de substitution (exemple de substitution de type catégoriel : papillon/abeille). Ces patients sont capables de lire à voix haute des mots, même irréguliers, mais sont incapables d’accéder à leur sens (pour revue, Coltheart, 1980). Les difficultés lexico-sémantiques pouvant être très variables, les lésions cérébrales associées à ces déficits sont généralement largement distribuées dans le cortex associatif, et impliquent de façon prépondérante l’hémisphère gauche. Elle peuvent englober différentes zones corticales situées dans les lobes temporaux, pariétaux et frontaux, telles que le gyrus angulaire, les régions inférieure et postérieure du lobe temporal, ainsi que des aires du cortex préfrontal dorsolatéral (Bouchard et coll., 1979; Cappa et coll., 1981; Rubens et Kertesz, 1983; Alexander et coll., 1989; Hart et Gordon, 1990). Certaines lésions ont pu être observées au niveau du cortex préfrontal droit (pour revue, Gainotti, et coll., 1983; Chiarello, 1991).

Les asymétries fonctionnelles cérébrales demeurent une problématique centrale dans l’étude des processus de lecture. Les observations de patients commissurotomisés (Gazzaniga et coll. 1979; Sidtis et coll., 1981a, 1981b; Gazzaniga et coll., 1982; Baynes et coll., 1992; Reuter-Lorenz et Baynes, 1992; pour revue, Gazzaniga, 1983; Zaidel, 1990) et cérébro-lésés droits (Kinsbourne et Warrington, 1962; Boller, 1968; Joanette et coll., 1983; Chiarello et Church, 1986; Cappa et coll., 1987; Goulet et coll., 1989) ont permis d’examiner les capacités de traitement linguistique de l’hémisphère droit et ainsi de remettre en cause l’existence d’une dominance exclusive de l’hémisphère gauche pour le traitement du matériel langagier. L’observation d’une forme de dyslexie périphérique, telle que la dyslexie par négligence, survenant dans un cadre plus général de trouble spatial et se manifestant par une difficulté à traiter l’information verbale située dans l’hémichamp visuel gauche le plus souvent, a également contribué à spécifier le rôle de chaque hémisphère dans les activités de lecture (McGlinchey-Berroth et coll., 1996; pour revue, Riddoch, 1990; Riddoch et coll. 1990). L’ensemble de ces observations cliniques a montré qu’il existait des capacités hémisphériques droites pour le langage, notamment celles relatives à la lecture de mots ou de lettres et à l’analyse lexico-sémantique. Cependant, la grande variabilité des observations ainsi que la probabilité d’une réorganisation fonctionnelle cérébrale chez ces patients ne permettent pas d’établir un modèle cohérent sur la localisation fonctionnelle des processus langagiers chez les sujets neurologiquement sains. Ces observations permettent toutefois de poser la question de l’existence d’un lexique mental fonctionnellement indépendant dans l’hémisphère droit (Gazzaniga et Hillyard, 1971; Zaidel, 1978; Coltheart, 1980; Patterson et Besner, 1984; Schweiger et coll., 1989; pour revue, Baynes et Gazzaniga, 1988; Ellis et coll., 1988; Baynes, 1990). Elles s’opposent par ailleurs au dogme très «phrénologique» qui fonde la spécialisation langagière de l’hémisphère gauche sur une asymétrie anatomique cérébrale localisée au niveau de la région sylvienne postérieure, incluant le planum temporale dans la région de Wernicke (pour revue, Witelson, 1983; Geschwind et Galaburda, 1984; Habib, 1989).