3.4 Une forme d’agnosie visuelle particulière pour les visages : la prosopagnosie

Comme les troubles de lecture, ceux de la reconnaissance des visages ont fait l’objet d’une attention particulière des neuropsychologues en raison de leur caractère particulièrement invalidant en société. La prosopagnosie (du grec Prosôpon: Visage et a-Gnosis: Ne pas savoir) a été initialement décrite par Bodamer (1947). Il s’agit d’un trouble rare caractérisé par l’impossibilité d’identifier un visage connu ou d’éprouver un quelconque sentiment de familiarité, que ce visage soit celui d’un membre de la famille ou d’un ami, d’une personne publique célèbre, ou même son propre visage. Les patients prosopagnosiques s’avèrent, dans la majorité des cas, incapables de mémoriser de nouveaux visages (Blanc-Garin, 1984). En revanche, ils ont préservé la capacité de reconnaître les personnes qui leur étaient auparavant familières, à partir de leur voix, leur démarche ou leur nom (Tippett et coll., 2000). Ces observations ont conduit à distinguer deux classes de prosopagnosies analogues à celles proposées par Lissauer pour les agnosies visuelles : les prosopagnosies aperceptives et les prosopagnosies associatives (pour revue, Hécaen, 1981; De Renzi, 1986; Poncet et Ferreira, 1995; Bruyer, 2000). La distinction entre ces deux types de troubles repose sur la présence ou non d’un déficit au niveau de l’élaboration des représentations structurales faciales. La prosopagnosie aperceptive est caractérisée par une déficience au niveau de l’encodage structural des visages empêchant de ce fait toute activation ultérieure, tandis que la prosopagnosie associative correspondrait à un déficit d’accès aux représentations faciales stockées en mémoire, toute capacité d’analyse perceptive des visages étant par ailleurs intacte. Selon la définition de Bodamer (1947), les troubles de la reconnaissance des visages présentant une atteinte des connaissances sémantiques sur la personne (accès au visage par une autre modalité d’entrée) sont exclus du cadre des prosopagnosies de type associatives.

Ces troubles, bien que rares, sont qualifiés d’agnosie sémantique, ou de prosopagnosie sémantique (Signoret, 1986) ; leur apparition est généralement associée à des processus dégénératifs ou des encéphalites herpétiques (Warrington, 1975; Hodges et coll., 1993; Bruyer et van der Linden, 1995; Greene et Hodges, 1996; Moreaud et coll., 1996).

La distinction clinique entre prosopagnosie aperceptive et prosopagnosie associative repose le plus souvent sur la présence ou l’absence de reconnaissance implicite, ou non consciente, des visages familiers. Bauer (1984) fut le premier à utiliser l’enregistrement de réponses physiologiques périphériques (réactions électrodermales) comme indice de la reconnaissance implicite de visages familiers, jugés inconnus par le patient : la réponse électrodermale était significativement plus importante pour la présentation d’un visage familier associé à son vrai nom que pour celle de ce même visage associé à un nom erroné.

Des résultats similaires ont été observés en enregistrant des réponses physiologiques non plus périphériques mais centrales (potentiels évoqués) chez des patients prosopagnosiques (Debruille et coll., 1989; Renault et coll., 1989), ou encore des réponses comportementales (Bruyer et coll., 1983; De Haan et coll., 1987, 1992; Young et coll., 1988; Sergent et Poncet, 1990; Sergent et Signoret, 1992a). Cette capacité à traiter différemment, de façon inconsciente, les visages connus et inconnus n’a toutefois été observée que chez les patients souffrant de prosopagnosie associative (Tranel et Damasio, 1985; Young et De Haan, 1988; Wallace et Farah, 1992), ceux atteints de prosopagnosie aperceptive ne témoignant pas d’une reconnaissance implicite des visages familiers (Bauer et Verfaellie, 1986; Newcombe et coll., 1989; Sergent et Villemure, 1989; Young et Ellis, 1989; Etcoff et coll., 1991; pour revue, Bauer, 1986; Bruyer, 1991; De Renzi et coll., 1991; McNeil et Warrington, 1991; Young, 1994; Tranel et coll., 1995).

Les recherches conduites en neuropsychologie cognitive sur les troubles de la reconnaissance des visages examinent avec beaucoup d’attention la co-occurrence de ces troubles avec d’autres symptômes soulevant ainsi la question de la spécificité des traitements mis en jeu dans la reconnaissance des stimuli faciaux. Les cas de prosopagnosie pure sont rares, les tableaux cliniques observés étant généralement très variables (Hécaen et Angelergues, 1962; Rondot et Tzavaras, 1969; Whitely et Warrington, 1977; Damasio, 1985; Sergent et Signoret, 1992b; Schweich et Bruyer, 1993). Les patients souffrant de prosopagnosie ne présentent, en règle générale, pas de détérioration intellectuelle sévère, ni de troubles de la mémoire courante. En revanche, des déficits associés, tels qu’une achromatopsie (Zeki, 1990), une agnosie visuelle sévère pour les objets (Benson et coll., 1974; Ferro et Santos, 1984; McNeil et Warrington, 1991; Feinberg et coll., 1994; Suzuki et Cavanagh, 1995; Suzuki et coll., 1997; de Gelder et coll., 1998; Dixon et coll., 1998), une agnosie spatiale (Newcombe et Russel, 1969; Benton, 1979) ainsi que certains troubles perceptifs de lecture (Farah, 1997; Moscovitch et coll., 1997), ont fréquemment été rapportés. Par ailleurs, certaines études ont montré que les troubles de reconnaissance faciale n’étaient pas limités aux visages humains mais pouvaient également être observés pour des visages d’animaux. Certains patients, éleveurs, présentent en effet des difficultés à reconnaître les animaux appartenant à leur élevage parmi d’autres de la même espèce (“zooagnosie”, ou prosopagnosie pour les animaux; Borstein, 1963; Borstein et coll., 1969; Assal et coll., 1984). Des difficultés similaires de discrimination de certains objets familiers (voitures, pièces de monnaie, etc.) appartenant à une même classe ont également été décrites chez d’autres patients (Lhermitte et coll, 1972; Whitely et Warrington, 1977). Ces observations ont conduit certains auteurs à suggérer que la prosopagnosie ne serait pas un déficit sélectif à la catégorie des visages, mais concernerait également tout autre objet visuel complexe, membre d’un groupe dont les exemplaires sont particulièrement nombreux et similaires, et pour lesquels une reconnaissance individuelle mettrait en jeu la mémoire contextuelle et épisodique (Damasio, 1985, 1990; Damasio et coll., 1982, 1990; Kosslyn et coll., 1995; Gauthier et coll., 1999).

Cette hypothèse n’est toutefois pas unanimement partagée en raison de la description de cas uniques de patients atteints d’une agnosie visuelle a priori limitée aux visages humains familiers (Bruyer et coll., 1983; De Renzi, 1986; McNeil et Warrington, 1993; Farah et coll., 1995a, 1995b; pour revue, Farah, 1996). Pour ce second groupe d’auteurs, la prosopagnosie correspondrait à un trouble spécifique aux stimuli faciaux, cette spécificité étant liée aux propriétés physiques propres à cette catégorie de stimuli. Comparativement aux autres objets visuels, les visages constitueraient une catégorie d’objets non décomposables et particulièrement peu verbalisables, impliquant de ce fait des stratégies de traitement préférentielles reposant essentiellement sur un encodage de type configural (De Renzi et Spinnler, 1966; Benton et Van Allen, 1968; Yin, 1970; Blanc-Garin, 1984; Levine et Calvanio, 1989; Davidoff et Landis, 1990; de Gelder et coll., 1998; Bentin et coll., 1999; de Gelder et Rouw, 2000; Duchaine, 2000; Moscovitch et Moscovitch, 2000).

L’imagerie anatomique cérébrale a permis, d’une part d’approfondir, sans pour autant clore, le débat relatif à une éventuelle spécificité des mécanismes cérébraux mis en jeu dans la reconnaissance des visages, d’autre part d’examiner le rôle respectif de chacun des hémisphères dans le traitement facial. MAlgré la grande variété des cas étudiés, les observations convergent toutes vers une localisation occipito-temporale, uni- ou bilatérale, des lésions associées aux troubles prosopagnosiques. Notons qu’un nombre important d’études signale des lésions bilatérales (Warrington et James, 1967; Tzavaras et coll., 1970; Meadows, 1974; Benton, 1980, 1990; Damasio et coll., 1982; Sergent, 1982, 1994; Ettlin et coll., 1992), les lésions unilatérales confinée à l’hémisphère droit étant moins fréquemment rapportées (Newcombe et Russell, 1969; Rapaczynski et Ehrlichman, 1979; Landis et coll., 1986; Michel et coll., 1986, 1989; De Renzi et coll., 1989, 1994; Newcombe et coll., 1989; Sergent et Villemure, 1989).

Même si la question de la prépondérance hémisphérique droite ou gauche, ou la nécessité d’une coopération des deux hémisphères pour traiter les visages n’est toujours pas résolue, il convient de signaler, que jusqu’à présent, aucune étude n’a montré qu’une lésion restreinte à l’hémisphère gauche est suffisante pour entraîner des troubles de reconnaissance faciale (Meadows, 1974). La résolution spatiale qu’offrent les outils actuels d’investigation des cerveaux cérébro-lésés étant jugée parfois insuffisante pour détecter certaines lésions très focales dans l’hémisphère gauche, il est difficile d’affirmer qu’une lésion dans le cortex occipito-temporal inférieur droit peut, à elle seule, être à l’origine des troubles prosopagnosiques. Cette limitation technique n’a toutefois pas empêché d’isoler avec une certaine précision les zones cruciales lésées dans la région occipito-temporale, à savoir les gyri linguaux, fusiformes et parahippocampiques, associées aux troubles prosopagnosiques (Meadows, 1974, Damasio, 1985; Damasio et coll., 1990). Ces lésions ne semblent néanmoins pas caractéristiques des troubles de la reconnaissance des visages puisqu’elles ont également été observées (Damasio et coll., 1982) chez des patients atteints d’agnosie visuelle sévère (lésions bilatérales), d’hémianopsie ou d’achromatopsie (lésions unilatérales droites ou gauches). La proximité immédiate des connexions calleuses avec ces lésions postérieures impose de surcroît une très grande prudence interprétative allant même jusqu’à remettre en cause certaines conclusions hâtives sur la prépondérance (voire l’exclusivité) hémisphérique droite dans le traitement facial (Figure 21).

Parallèlement aux examens anatomiques dont l’objectif est de localiser les substrats neuronaux à l’origine des troubles, les neuropsychologues procèdent à un examen clinique détaillé dans le but d’isoler des dissociations fonctionnelles. L’observation d’une double dissociation constitue un argument méthodologique puissant pour confirmer l’indépendance fonctionnelle de deux processus cognitifs.

Les nombreuses études menées sur les patients prosopagnosiques (groupes ou cas isolés) ont permis de mettre en évidence des dissociations entre les processus d’identification des visages familiers (accès aux unités de reconnaissance faciale) et les traitements perceptifs permettant, d’une part l’encodage des stimuli faciaux non familiers (MAlone et coll., 1982; Davidoff et Landis, 1990; Giovanni et coll., 1995; Rapcsak et coll., 1996), d’autre part les jugements selon l’âge ou le genre (Newcombe et Russel, 1969; Tranel et coll., 1988; De Renzi et coll., 1989; Bruyer et Schweich, 1991; Carlesimo et Caltagirone, 1995). D’autres dissociations ont pu être mises en évidence entre les processus d’identification faciale et ceux impliqués, d’une part dans la lecture labiale (Campbell, 1986, 1992; Campbell et coll., 1986, 1996), d’autre part dans la détection du regard (Campbell et coll., 1990). Si les examens neuro-radiologiques associés à ces différents types de troubles ont montré des lésions focales ou étendues, mais dans tous les cas localisées dans les régions occipito-temporales du cerveau, cela n’a pas été vérifié pour les troubles relatifs à la perception des émotions faciales (Tranel et coll., 1988; Humphreys et coll., 1993; Young et coll., 1993; Sprengelmeyer et coll., 1996). En effet, des lésions supplémentaires ont été décrites dans les régions pariétale inférieure et infracalcarine du cortex médio-occipital droit (pour revue, Adolphs et coll., 1996), dans l’amygdale droite et gauche (Adolphs et coll., 1994; Young et coll., 1996), ou encore dans le cortex préfrontal dorso-latéral, surtout droit (Hornak et coll., 1996; Vignal et coll., 2000).

MAlgré l’extrême diversité des cas de prosopagnosies rapportés dans la littérature, l’ensemble des observations issues de la neuropsychologie cognitive conduit clairement à l’hypothèse d’un fractionnement du processus de traitement facial en de nombreuses sous-composantes cognitives dont chacune peut faire l’objet d’une asymétrie fonctionnelle cérébrale particulière. Ces données confortent en partie l’organisation générale du modèle théorique de reconnaissance des visages élaboré par Bruce et Young (1986), stipulant l’existence de modules de traitement distincts en fonction du niveau d’analyse facial.

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Figure 21. Vues partielles postérieures des hémisphères cérébraux droit et gauche montrant les principaux gyri et les principales scissures. Les hachures verticales indiquent les structures cérébrales lésées chez des patients atteints de prosopagnosie et d’agnosies visuelles sévères (les lésions étant généralement bilatérales, sauf pour les syndromes d’alexie pure où les lésions sont restreintes à l’hémisphère gauche). Les hachures horizontales indiquent les zones lésées chez des patients souffrant d’agnosie visuo-spatiale (d’après Damasio et coll., 1982).