1.1 Perception des patterns faciaux chez les ovins

L’équipe de Kendrick a conduit un grand nombre d’études sur la perception des patterns faciaux chez le mouton éveillé par des enregistrements multi-unitaires dans différents sites du cortex temporal (pour revue, Kendrick, 1990).

Ces études sont uniques dans le sens où elles sont les seules à prétendre examiner le rôle du cortex temporal dans la reconnaissance faciale chez une espèce non-primate, et à apporter des résultats complémentaires à ceux obtenus chez le singe. Elles permettent par conséquent d’aborder la question du développement de certaines fonctions cognitives de haut niveau, telles que la perception des visages, au cours de l’évolution des espèces. L’ensemble des résultats montre que chez une espèce aussi éloignée de l’Homme qu’est l’espèce ovine, il semble exister des cellules nerveuses dans le cortex temporal qui répondent de façon sélective aux stimuli faciaux.

Une première étude (Kendrick et Baldwin, 1987) a consisté à enregistrer les réponses de neurones situés dans le cortex temporal des moutons durant la présentation de photographies de visages appartenant à différentes espèces animales, y compris des visages humains. Les enregistrements ont montré des réponses avec des latences globalement inférieures à 180 ms, et variables en fonction des espèces présentées. Le cortex temporal du mouton semble donc organisé en sous-populations neuronales, répondant toutes préférentiellement aux stimuli faciaux comparativement à d’autres classes de stimuli visuels, telles que des objets ou de la nourriture, mais chacune participant au codage de visages d’espèces distinctes. Cette étude a permis de différencier en fonction des taux de décharge des neurones des sous-populations de cellules répondant préférentiellement aux visages avec des cornes (la taille des cornes induisant elle-même des variations dans les réponses), d’autres répondant aux visages d’animaux appartenant à la race ovine, et enfin des sous-populations neuronales codant les visages humains et canins. Les auteurs en ont conclu que les propriétés fonctionnelles des neurones codant les visages dans le cortex temporal du mouton sont pour une majeure partie acquises et non innées puisque des populations neuronales différentes sont impliquées dans le codage des visages d’Hommes ou de chiens et dans celui de visages d’ovins ou d’animaux à cornes.

Il semble donc exister chez les moutons une reconnaissance des visages conspécifiques, alors que la reconnaissance des visages humains ou canins semble être indifféremment effectuée. Ces deux dernières catégories faciales peuvent en effet être considérées comme des cibles visuelles véhiculant une certaine émotion pour l’espèce ovine (source d’un danger potentiel pour l’espèce induisant de la peur).

Des études ultérieures ont par ailleurs montré que certaines populations neuronales du cortex temporal du mouton étaient spécialisées dans le codage des silhouettes humaines, leurs réponses variant en fonction de la posture adoptée (bipédie ou quadrupédie) et des changements de perspective (vue de face ou de dos) et de direction (“aller vers” ou “à l’opposé de”). Ces populations neuronales seraient donc sensibles à la direction des mouvements et déchargeraient davantage lorsque les stimuli, à savoir ici des hommes, se dirigent vers l’animal. La posture adoptée par l’Homme apparaît également importante puisqu’une diminution, voire une absence, des réponses a pu être observée lorsque l’expérimentateur présente des photographies d’Homme à quatre pattes comparativement à une posture humaine habituelle bipédique. L’ensemble de ces résultats conforte l’hypothèse selon laquelle le cortex temporal du mouton joue un rôle important dans la perception et la détection d’indices visuels socialement pertinents pour l’espèce (Kendrick, 1991, 1994).

Une nouvelle méthode applicable chez l’animal, utilisant comme marqueurs de l’activation neuronale les modifications d’expression des protéines ou des ARN messagers, a permis d’accéder à des détails très fins du fonctionnement des tissus nerveux à l’échelle cellulaire. Cette technique nécessite l’observation post-mortem du cortex de l’animal impliqué, juste avant son sacrifice, dans une ou des tâche(s) cognitive(s) pour laquelle (ou lesquelles) il avait été entraîné. Dans des études récentes, Kendrick et collaborateurs ont utilisé cette technique pour examiner le rôle de chacun des deux hémisphères cérébraux dans la perception des visages chez le mouton.

Ils ont de ce fait présenté des visages de moutons et d’hommes dans un paradigme d’inversion faciale classique en champ visuel divisé. Les résultats ont montré que l’espèce ovine présentait un effet d’inversion plus marqué pour les visages de leur espèce que pour les visages humains. Par ailleurs, l’exposition à des visages présentés à l’endroit, comparativement à une présentation inversée, a entraîné une augmentation significativement plus importante de la quantité des marqueurs étudiés (c-fos mRNA) dans le cortex temporal inférieur de l’hémisphère droit que dans celui de l’hémisphère gauche (Broad et coll., 2000; Peirce et coll., 2000, 2001). Ainsi, en dépit de leurs nombreuses interactions avec les hommes, les moutons ne semblent pas témoigner de la même “expertise” de traitement pour les visages humains et pour ceux de leur espèce, cette observation confortant l’hypothèse d’une reconnaissance faciale conspécifique. Différents systèmes neuronaux semblent donc exister dans le cortex temporal du mouton, chacun étant associé à des stratégies particulières de traitement facial : seuls, en effet, les visages de l’espèce ovine semblent bénéficier d’un traitement configural faisant davantage appel aux capacités hémisphériques droites. Enfin, si ces études ont conforté l’existence de “cellules-visages” dans le cortex temporal du mouton, une sélectivité neuronale à d’autre stimuli biologiques que les visages, à savoir certaines parties du corps humains telles que les jambes, les bras, ou les mains, n’a toutefois pas été observée (Kendrick et Baldwin, 1989). Il s’avère alors intéressant de comparer ces résultats à ceux obtenus chez des primates non-humains.