1.2 Des neurones sélectifs au traitement des stimuli biologiques

Si les études menées chez le mouton ont permis de mettre en évidence l’existence de neurones répondant sélectivement à différents types de visages ovins, humains ou canins, comparativement à d’autres catégories d’objets, aucune d’entre elles n’a décrit l’existence d’assemblées neuronales présentant des propriétés de codage sélectif pour des stimuli biologiques complexes autres que les stimuli faciaux.

La recherche de populations neuronales présentant des propriétés de codage sélectif pour les stimuli biologiques plus larges que les visages a été intensément poursuivie chez une autre espèce animale, relativement proche de l’espèce humaine sur l’échelle phylogénétique, à savoir les singes (MAcaque Rhésus) éveillés ou anesthésiés.

Une première série d’études a été effectuée par Gross et son équipe au début des années soixante-dix (Gross et coll., 1969, 1972). Alors qu’étaient explorées les propriétés fonctionnelles de cellules dans le cortex strié du singe, une recherche hasardeuse dans le cortex inféro-temporal (IT) a permis à ces auteurs d’isoler des neurones aux champs récepteurs bilatéraux particulièrement larges, qui possédaient des propriétés sélectives remarquables et répondaient préférentiellement à la présentation d’objets visuels complexes. Gross et collaborateurs ont pu accidentellement observer, alors que la plupart des neurones situés dans cette région pouvaient répondre à des figures géométriques simples (barres orientées différemment), une assemblée neuronale qui répondait presque exclusivement à la silhouette d’une patte de singe, son taux de décharge étant plus élevé pour une main de singe que pour une main d’homme. Bien que ces auteurs aient également signalé quelques cellules répondant préférentiellement aux visages, toute l’attention a été portée sur le neurone “main de singe” (“monkey-hand” cell). Une telle découverte alimentait en effet le débat sur la théorie des unités “grands-mères” ou “gnostiques”, capables d’effectuer des traitements visuels extrêmement spécialisés (Konorski, 1967). Des enregistrements électrophysiologiques ultérieurs, effectués dans le cortex IT de singes macaques anesthésiés, ont toutefois indiqué la présence de réseaux neuronaux locaux répondant sélectivement à certaines caractéristiques élémentaires des objets visuels (couleur, forme ou texture) confortant ainsi l’existence d’un codage distribué au sein du cortex temporal plutôt qu’un codage sélectif des différentes catégories d’objets complexes par des cellules spécialisées (Saito et coll., 1987; Schwartz et coll., 1983; Desimone et coll., 1984; Tanaka et coll., 1991; Tanaka, 1993; Kobatake et Tanaka, 1994, Tanaka, 1996).

Des études récentes ont cherché à savoir s’il existe des populations neuronales dans le cortex IT qui répondent différemment selon que l’objet est présenté dans sa globalité, ou est partiellement décomposé ou caché (Kovacs et coll., 1995; Vogels et Orban, 1996; Vogels, 1999a, 1999b). Au cours d’une tâche de catégorisation d’images naturelles complexes (arbre/non-arbre), des enregistrements unitaires ont été effectués dans la partie antérieure du cortex inféro-temporal, incluant les aires de la fissure temporale supérieure (STS: Superior Temporal Sulcus) et certaines portions du cortex péri-rhinal, chez le singe macaque éveillé. Les résultats ont montré d’une part que certaines populations neuronales dans la partie antérieure du cortex IT répondaient préférentiellement à des parties d’objets ou d’images faiblement segmentées et mélangées comparativement à des objets entiers (Vogels, 1999a), d’autre part qu’environ un quart des neurones enregistrés répondait sélectivement en fonction des catégories d’objets présentés (Thomas et coll., 2001).

Le découpage fonctionnel du cortex IT du singe en sous-populations neuronales chacune codant sélectivement différentes catégories d’objets complexes, ou différentes parties d’objets a été conforté par une série d’observations similaires effectuées avec des stimuli biologiques (Wachsmuth et coll., 1994; Oram et Perrett, 1996; Ashbridge et coll., 2000). L’enregistrement électrophysiologique de neurones situés dans l’aire polysensorielle temporale supérieure (STP : Superior Temporal Polysensory area), localisée à proximité de la fissure temporale supérieure (STS) dans le cortex inféro-temporal du singe macaque, a en effet révélé l’existence de réseaux neuronaux distincts codant séparément les différentes parties du corps humain, c’est-à-dire la tête isolée du corps et le corps sans la tête (torse, bras et jambes). Alors que ces différentes assemblées neuronales ne participaient pas au codage d’autres objets tridimentionnels complexes (manteaux, chaises, etc.) ou plus simples (cylindres, balles, boîtes, spots, barres, quadrillages, etc.), elles montraient un taux de décharge maximum lorsqu’était présenté un corps entier (tête et corps).

La majorité des neurones testés dans STP (90%) s’est également révélée sensible à l’angle de vue : certaines populations neuronales répondant de façon optimale à une présentation de face, d’autres à une présentation de dos, d’autres encore à des vues de profil droit ou gauche (Figure 22).

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Figure 22. Exemples de stimuli utilisés : corps entier, tête seulement, corps seulement sous différents angles de vue (en haut). Représentations schématiques de la surface de l’hémisphère droit (en bas à gauche) et d’une coupe frontale (en bas à droite) du cerveau du singe macaque. La région hachurée correspond à la partie antérieure de l’aire polysensorielle temporale supérieure (STPa) située de part et d’autre de la fissure temporale supérieure (STS). Les cercles vides indiquent la localisation d’assemblées neuronales répondant préférentiellement aux têtes présentées isolément, les cercles pleins aux corps seuls, les carrés vides aux corps entiers, et les carrés pleins la localisation des sous-populations neuronales répondant indistinctement à ces différents stimuli biologiques (d’après Wachsmuth et coll., 1994).

L’ensemble de ces données chez le singe macaque ont conduit à examiner plus précisément les réseaux neuronaux impliqués dans le codage d’une classe particulière de stimuli biologiques, les visages.

Comme il a été montré qu’il existait dans le cortex IT du singe des sous-populations neuronales codant distinctement les différentes parties du corps humain, est-il possible de mettre en évidence des assemblées neuronales qui répondraient sélectivement à des visages entiers et aux différents traits faciaux qui les constituent ? Par ailleurs, si une telle sélectivité neuronale existe, est-elle anatomiquement limitée au cortex inféro-temporal ou peut-elle également être observée dans d’autres régions corticales du cerveau du singe ? Ces questions seront traitées dans le paragraphe suivant.