2.3 Spécificité des substrats neuroanatomiques pour le traitement des mots et des visages ?

Bien que les études TEP et IRMf aient plutôt tendance à conforter l’existence de sous-systèmes anatomiquement distincts dans le cortex occipito-temporal, chacun étant spécialisé dans le traitement visuel de différentes classes d’objets, elles ne permettent toutefois pas de répondre clairement à la question concernant la spécificité fonctionnelle de ces différentes régions corticales. En d’autres termes, est-ce que le traitement des visages est effectué par un système distinct de celui impliqué dans le traitement des autres objets visuels, et par ailleurs, est-ce que l’analyse visuelle des mots implique un système distinct de celui requis dans le traitement des autres formes d’objets ?

MAlgré la très bonne résolution spatiale des techniques TEP et IRMf, la grande divergence des protocoles expérimentaux mis en oeuvre, et plus particulièrement l’inadéquation de certaines conditions “contrôle” par rapport aux conditions expérimentales examinées, rendent difficile l’identification des régions corticales qui participent au traitement visuel des objets complexes. Farah et Aguirre (1999) ont effectué une méta-analyse en essayant de rassembler sur une même surface standardisée les activations maximales obtenues dans plusieurs études pour le traitement perceptuel de différentes classes d’objets, c’est-à-dire des visages, des objets communs et des mots écrits, dans le but de voir émerger des réseaux distincts associés au traitement des différentes classes d’objets étudiées. La figure 31 illustre l’ambivalence des résultats. La seule généralisation possible sur la base de ces données reviendrait à dire que le traitement visuel active des régions postérieures du cerveau !

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Figure 31. Distribution des maximums locaux enregistrés dans différentes études d’imagerie fonctionnelle cérébrale sur la perception visuelle, ces maximums étant replacés dans un espace standardisé représentant des vues (A) sagittale, (B) coronale, et (C) axiale d’un cerveau schématique (d’après Farah et Aguirre, 1999).

L’absence de ségrégation visible des régions corticales fonctionnellement spécialisées dans la voie inféro-temporale pourrait partiellement dépendre de la nature même des enregistrements effectués en TEP et en IRMf. En effet, contrairement aux analyses lésionnelles, les enregistrements effectués en TEP et en IRMf reflètent l’ensemble des mécanismes mis en jeu dans les processus d’analyse visuelle, c’est-à-dire y compris ceux qui ne sont pas indispensables à la bonne réalisation de ces processus. Toutefois, des études récentes en IRMf ont permis de pallier certaines de ces limites en effectuant des comparaisons directes entre les patterns d’activation obtenus pour différentes classes de stimuli au sein d’un même protocole. Ces études ont ainsi permis d’isoler des régions corticales anatomiquement distinctes au sein de la voie visuelle ventrale répondant plus fortement à une classe de stimuli qu’à une autre.

Il a par exemple été montré que les objets, tout comme les visages, activent les régions occipito-temporales inférieures, mais que seule la catégorie des visages active une région restreinte du gyrus fusiforme droit. Cette région, considérée comme spécifique pour le traitement visuel des visages, présente par ailleurs des réponses plus faibles pour d’autres catégories d’objets, telles que des visages mélangés, des mains, ou encore des maisons ou des paysages naturels, ces deux dernières catégories d’images activant préférentiellement le gyrus parahippocampique (Kanwisher et coll., 1996, 1997; McCarthy et coll., 1997; Aguirre et coll., 1998; Epstein et Kanwisher, 1998; Kanwisher, 2001). En ce qui concerne le traitement des mots écrits, il a été montré que des régions discrètes du gyrus fusiforme gauche répondent sélectivement à des lettres comparativement à des symboles en condition de visualisation passive (Polk et Farah, 1998).

Pour d’autres groupes d’auteurs cependant, il apparaît important de préciser que les régions considérées comme spécifiques au traitement des visages présentent, certes, des réponses maximales pour les stimuli faciaux, mais également des réponses significatives pour d’autres catégories d’objets (Figure 32).

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Figure 32. Réponses enregistrées dans les régions du gyrus fusiforme latéral (spectre rouge-jaune) et médian (bleu-vert), respectivement pour l’analyse visuelle de photographies de visages humains, d’animaux et d’animaux sans visage d’une part, et de photographies de maisons d’autre part. Ces données suggèrent des substrats neuronaux communs, ou partiellement communs, pour le codage des visages et des animaux (d’après Chao et coll., 1999; Haxby et coll., 2000).

Ces auteurs font l’hypothèse que s’il existe, dans les régions corticales considérées comme spécialisées dans le traitement facial, des neurones qui répondent spécifiquement aux visages, ces neurones sont probablement dispersés parmi d’autres neurones qui répondent aux attributs d’autres catégories d’objets (Chao et coll., 1999a; Ishai et coll., 1999).

Une hypothèse alternative, proposée par Gauthier et collaborateurs, suggère que les régions considérées comme spécifiques au traitement facial sont en fait des régions qui sont associées à un niveau d’expertise d’analyse visuelle. Autrement dit, ces régions répondent à toute catégorie d’objets pour lesquels le sujet est devenu expert, au sens où il est capable de distinguer des exemplaires particuliers à l’intérieur d’une classe générique. L’équipe de Gauthier a en effet observé une augmentation des réponses dans le gyrus fusiforme, supposé spécialisé dans le traitement des visages, chez des sujets experts en reconnaissance d’oiseaux et de voitures comparativement à des sujets non-experts.

Selon ce groupe d’auteurs, le fait que nous soyons tous experts dans le traitement des visages pourrait expliquer l’implication, a priori exclusive, de cette région corticale, à savoir le gyrus fusiforme, dans les processus de perception faciale (Gauthier et coll., 1997, 1999, 2000; pour revue, Haxby et coll., 2000).

Tout comme l’existence de régions cérébrales fonctionnellement spécialisées dans le traitement visuel d’une catégorie d’objets est contreversée, celle de régions cérébrales distinctes pour le traitement sémantique des répresentations verbales (mots) et non-verbales (dessins d’objets ou d’animaux, visages, etc.) n’est pas sans polémiques. Certains résultats expérimentaux confortent l’idée selon laquelle les représentations lexico-sémantiques seraient organisées en fonction des catégories sémantiques. Il a en effet été montré que l’accès aux noms de personnes, d’animaux ou d’outils activait des régions distinctes du cortex temporal gauche, respectivement le pôle temporal, le cortex inféro-temporal, et une zone située à la jonction occipito-temporo-pariétale (Damasio et coll., 1996; pour revue, Caramazza, 1996a). Le réseau sémantique des représentations verbales et imagées semble impliquer un grand nombre d’aires corticales largement distribuées dans tout l’hémisphère gauche, et présentant parfois des recouvrements anatomiques (Sergent et coll., 1992b; MArtin et coll., 1996; Menard et coll., 1996; Vandenberghe et coll., 1996; pour revue, Caramazza, 1996b). Certaines aires, situées dans le lobule pariétal inférieur gauche et dans les gyri occipitaux médians, répondent respectivement et préférentiellement aux représentations verbales (mots) et aux représentations non-verbales (dessins d’objets), indépendamment du contenu sémantique (Figure 33).

D’autres aires, situées au sein d’une vaste région s’étendant du gyrus occipital supérieur gauche jusqu’au gyrus frontal inférieur en passant par les régions temporales inférieure et médiane, répondent, en revanche, préférentiellement à une catégorie sémantique, quelle que soit la modalité de représentation visuelle du concept (mot ou image). Des résultats similaires ont été observés pour des traitements sémantiques effectués sur des mots ou des visages.

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Figure 33. Régions corticales activées pour des représentations verbales (A) et imagées (B), quelle que soit la catégorie sémantique. (C) Réseau neuroanatomique associé au système sémantique commun aux représentations verbales - mots, et non-verbales - dessins (d’après Vandenberghe et coll., 1996).

Il a en effet été montré que des régions distinctes étaient activées pour la classe des mots et celle des visages, à savoir respectivement un ensemble de zones focales distribuées dans la région postérieure du cortex temporal médian et inférieur gauche et la région frontale inférieure gauche, et des zones davantage regroupées dans la région des gyri lingual et fusiformes droits et du cortex frontal inférieur droit (Kelley et coll., 1998; Chao et coll., 1999b; Kim et coll., 1999; McDermott et coll., 1999). L’ensemble de ces résultats conforte davantage l’hypothèse d’une organisation fonctionnelle hétérogène du système sémantique. Ils ne permettent par ailleurs pas de répondre aux interrogations persistantes sur l’organisation anatomo-fonctionnelle, au sein du cortex, des systèmes associés aux représentations lexicales et sémantiques.