3.2 Etudes électrophysiologiques intracrâniennes

Les enregistrements de PE intracrâniens sont effectués chez des patients souffrant de crises épileptiques pharmaco-résistantes porteurs d’électrodes implantées chroniquement pour localiser les foyers épileptogènes avant une intervention chirurgicale. Les électrodes comportent plusieurs plots conducteurs pénétrant à l’intérieur du cerveau (enregistrements profonds), ou sont disposées en grilles à la surface du cortex (enregistrements corticaux). Ces enregistrements présentent donc l’avantage d’avoir une très bonne résolution temporelle et spatiale, leur inconvénient étant qu’ils ne permettent qu’une exploration limitée des sites corticaux aux lieux d’implantation des électrodes. Par ailleurs, étant donné le nombre restreint d’électrodes implantées chez chaque patient, il est nécessaire de réunir des données de plusieurs sujets implantés dans les mêmes régions corticales avant de pouvoir prétendre à un échantillonnage exhaustif des réponses enregistrées dans les régions cérébrales concernées. MAlgré ces contraintes, les enregistrements intracérébraux apportent des informations complémentaires fondamentales pour confirmer l’existence de générateurs hypothétiques, identifier d’éventuelles coactivations n’ayant pas de propagation sur le scalp, et pour procéder à une étude très fine de la chronométrie des activations cérébrales. Pour ces multiples raisons, les enregistrements électrophysiologiques intracrâniens dépendent étroitement des études préalablement effectuées sur le scalp, ces études ayant conduit à l’identification de composantes reconnues. Lorsqu’il existe une correspondance entre un PE intracrânien et un PE de surface, ces deux composantes peuvent alors être interprétées comme étant identiques et sous-tendant un même processus cognitif (pour revue, Halgren et coll., 1995).

Le rôle fonctionnel du lobe temporal inférieur a été précisé au cours d’enregistrements intracérébraux profonds ou corticaux via des paradigmes de visualisation passive manipulant différentes catégories de stimuli verbaux et non-verbaux (Allison et coll., 1993, 1994a, b; Nobre et coll., 1994).

Les résultats ont conforté l’existence d’une mosaïque de régions discrètes, anatomiquement distinctes à l’intérieur de la voie visuelle ventrale, chacune étant fonctionnellement spécialisée dans le traitement d’une catégorie de stimuli visuels. Plus particulièrement, il a été mis en évidence une ségrégation anatomique et fonctionnelle du traitement de certaines catégories de stimuli socialement importants, tels que les mots et les visages.

En effet, une composante négative bilatérale, très ample, avec un pic de latence vers 200 ms (N200) a été enregistrée sélectivement pour différents types de stimuli verbaux (mots, pseudo-mots prononçables et non-mots non-prononçables) dans deux régions discrètes du gyrus fusiforme postérieur (Figure 34). Cette composante pourrait refléter l’encodage perceptuel des stimuli langagiers correspondant à une intégration des caractéristiques visuelles des lettres et des groupes de lettres en un percept unifié représentant un mot. Ces mécanismes correspondraient davantage à un traitement pré-lexical des stimuli verbaux quels qu’ils soient. Il a par ailleurs été montré que ces deux portions discrètes du gyrus fusiforme postérieur ne répondaient pas à d’autres classes de stimuli visuels complexes, tels que des patterns colorés ou des visages, permettant ainsi de suggérer l’existence de “modules” de traitement spécifiques pour la catégorie des mots. Si le traitement des couleurs implique une autre portion distincte du gyrus fusiforme postérieur, celui des nombres semble être sous-tendu par des zones corticales recouvrant partiellement celles impliquées dans le traitement des stimuli langagiers (Lüders et coll., 1991; Allison et coll., 1993, 1994a; Halgren et coll., 1994a; Nobre et coll., 1994; McCarthy et coll., 1995; Nobre et McCarthy, 1995; Allison et coll., 1996).

Le traitement des visages, en revanche, semble impliquer des régions discrètes situées dans les gyri fusiforme postérieur et temporal inférieur droit et gauche, ces régions étant anatomiquement séparées de celles impliquées dans le traitement des mots (Allison et coll., 1994a,b; Nobre et coll., 1994; McCarthy et coll., 1995; Allison et coll., 1996, 1999; Figure 34).

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Figure 34. Localisation sur une vue de la surface inférieure du cerveau (A), et sur des vues sagittale (B) et coronale (C) du cortex, des principales composantes électrophysiologiques intracrâniennes (N200 et N400) associées au traitement des mots et à celui des visages. (D) Image IRM d’un patient implanté dans le lobe temporal, illustrant approximativement la localisation des différents sites d’enregistrements évoqués (d’après Nobre et coll., 1994; McCarthy et coll., 1995).

Les enregistrements intracérébraux chez de nombreux patients ont montré que, seule la catégorie des visages, comparativement à d’autres catégories d’objets visuels complexes vivants ou non-vivants, telles que des voitures, des fleurs ou des papillons, génère une composante négative, très ample, également maximale vers 200 ms (N200), dans certaines régions discrètes du cortex visuel extra-strié inférieur. Ces résultats laissent supposer l’existence, dans la voie inféro-temporale, de “modules” de traitement visuel spécifiques pour la classe des visages, ces modules étant intercalés parmi d’autres “modules”, anatomiquement et fonctionnellement distincts, spécialisés dans le traitement des mots et des nombres.

Les différentes études électrophysiologiques intracrâniennes n’ont pas réussi à montrer l’existence de substrats neuroanatomiques distincts spécialisés dans l’analyse visuelle d’autres catégories d’objets animés ou non, excepté toutefois la catégorie des mains (Allison et coll., 1994a, 1994b; Nobre et coll., 1994; Allison et coll., 1999; McCarthy et coll., 1999). Ces différentes composantes N200 se sont révélées insensibles aux caractéristiques physiques élémentaires des stimuli (couleur, taille, contraste) ainsi qu’aux contextes de présentation (répétition, amorçage sémantique, apprentissage, mémorisation, charge émotionnelle). Des résultats complémentaires ont montré que l’amplitude de l’onde N200, spécifique au traitement des visages, était plus importante (1) pour des visages présentés à l’endroit que pour des visages présentés à l’envers, (2) pour des vues de face et de trois-quarts que pour des vues de profil, et (3) pour des visages avec un regard direct que pour des visages avec un regard détourné. Des régions répondant préférentiellement aux parties internes des visages, en particulier aux yeux, ont par ailleurs été localisées dans le cortex occipito-temporal ventral, à proximité des zones corticales spécialisées dans le traitement des visages entiers (Nobre et coll., 1994; McCarthy et coll., 1999; Puce et coll., 1999).

Des composantes plus tardives, positives ou négatives selon la nature des enregistrements électrophysiologiques effectués (profonds ou corticaux), ont été observées dans la portion antérieure de ce même gyrus. Contrairement aux composantes plus précoces (N200), généralement associées à un encodage structural des stimuli, ces composantes tardives reflèteraient davantage des processus de traitement sémantique plus profonds. Une composante bilatérale, très ample, a notamment été enregistrée vers 400 ms dans différents sites du lobe temporal médian antérieur spécifiquement pour la classe des mots (Nobre et coll., 1994; McCarthy et coll., 1995; Nobre et McCarthy, 1995). L’amplitude de cette composante tardive (P/N400) était plus grande pour la classe des mots véhiculant un contenu sémantique que pour celle des mots ayant une fonction grammaticale, et absente pour la classe des non-mots orthographiquement illégaux.

Etant donné la proximité des sites d’enregistrements avec le cortex entorhinal, incluant l’hippocampe et l’amygdale, les auteurs ont associé cette composante à des processus de reconnaissance impliquant la mémoire et un accès au sens des mots et/ou aux informations contextuelles qui leur sont associées (valence émotionnelle, fonction, etc.). Ces hypothèses ont été confortées par des résultats complémentaires provenant de stimulations électriques corticales (Ojemann, 1978, 1983; Ojemann et coll., 1988; Fried et coll., 1982; pour revue, Ojemann, 1994).

Différents complexes de PE tardifs ont été décrits à des latences variables dans des conditions de perception passive de visages : P290-P350-N700 (Allison et coll., 1999; Puce et coll., 1999), et N310-N430-P630 (Halgren et coll., 1994a). Il a été montré que les composantes P290 et N700 étaient sensibles aux phénomènes d’amorçage sémantique ainsi qu’à la dimension de familiarité des visages, la composante P350 étant sensible aux effets de répétition et d’influence top-down. Une diminution de l’amplitude des composantes N310 et N430 a également été observée lorsque les visages étaient répétés, celle de l’onde P630 étant, en revanche, augmentée par des phénomènes d’habituation. Ces données associées à d’autres résultats issus d’études impliquant à la fois de nouvelles conditions d’enregistrements (implantation d’électrodes dans d’autres régions cérébrales) et de nouveaux paradigmes expérimentaux (tâches actives de reconnaissance de visages familiers ou nouvellement appris, et d’expressions faciales) ont permis de mettre en évidence l’implication de différentes régions du cortex temporal médian (partie limbique) et du cortex frontal dans les différents niveaux de traitement facial. Les structures limbiques (amygdale et hippocampe) et certaines parties néocorticales du cortex temporal seraient impliquées dans les processus de reconnaissance des visages familiers, de récupération d’informations sémantiques en mémoire à long terme, ainsi que dans le traitement des expressions faciales et du genre (Ojemann et coll., 1992; Seeck et coll. 1993; Halgren et coll., 1994a, 1994b; Seeck et coll., 1995; Holmes et coll., 1996; Fried et coll., 1997; Seeck et coll., 1997a).

Le cortex frontal, incluant les régions dorso-latérale et préfrontale inférieure, ainsi que le gyrus cingulaire, serait, en revanche, davantage impliqué dans des processus attentionnels de maintien des représentations en mémoire de travail, ces processus n’étant par ailleurs pas spécifiques à une catégorie d’objets (Seeck et coll., 1993; Halgren et coll., 1994b; Seeck et coll., 1995; Barcelo et coll., 2000; MArinkovic et coll., 2000; Vignal et coll., 2000).

Les composantes intracrâniennes ont généralement été enregistrées bilatéralement (lorsque l’implantation le permettait) avec des amplitudes et des latences similaires dans les deux hémisphères. Précisons toutefois que dans de telles conditions d’enregistrement, il est rare de disposer d’électrodes implantées symétriquement dans les deux hémisphères chez un même patient, rendant de ce fait difficile l’exploration des asymétries fonctionnelles cérébrales.