3.3.2 Composantes associées au traitement des mots (N200-N400-P600)

Les études conduites en imagerie fonctionnelle cérébrale hémodynamique, bien qu’ayant largement contribué à spécifier les substrats neuroanatomiques impliqués dans les différents aspects des traitements langagiers, n’ont toutefois pas apporté d’informations sur le décours temporel de ces différents processus. Les enregistrements électrophysiologiques de surface, récemment enrichis des analyses topographiques des champs de potentiels et des densités de courant à la surface du scalp, ont permis d’examiner le décours temporel des différents processus langagiers. La reconnaissance visuelle d’un mot écrit, présenté dans le contexte d’une phrase ou isolément au sein d’une liste implique généralement différents niveaux d’analyse, dont un niveau orthographique au cours duquel les informations visuelles contenues dans les traits constitutifs des lettres sont intégrées pour former un pattern orthographique unifié, un niveau lexical au cours duquel la représentation phonologique des mots est activée, et un niveau sémantique permettant d’accéder au sens du mot. Il est par ailleurs possible d’isoler un niveau d’analyse phonético-phonologique lorsque l’attention du sujet est dirigée vers les caractéristiques phonétiques des mots, comme dans les tâches de jugement de rime (pour revue, Rayner et Pollatsek, 1989; Posner et Carr, 1992).

Trois principales familles de composantes électrophysiologiques, enregistrées à la surface du scalp, ont été associées aux différents niveaux de traitement linguistique : les composantes “N200”, “N400” et “P600”.

Des déflections négatives vers 200 ms après le début de la stimulation (N200) ont été observées dans un large éventail de conditions expérimentales manipulant du matériel verbal et non-verbal (Simson et coll., 1976, 1977; Polich et coll., 1981; Näätänen et coll., 1982; Stuss et coll., 1983; Bentin et coll., 1985; Rugg, 1987), et associées à des processus variés comme la détection d’une discordance, ou un traitement inter-catégoriel. Il a été ultérieurement possible, grâce à l’analyse topographique des PE couplée aux résultats des études TEP, de dissocier dans cette famille de composantes une réponse spécifique au traitement linguistique (pour revue, Hillyard et Kutas, 1983; Ritter et coll., 1983, 1984). L’onde N200, maximale sur les régions occipito-temporales gauches, a été décrite comme le reflet sur le scalp des mécanismes sous-tendant une analyse visuelle des patterns orthographiques (Lovrich et coll., 1986; Kutas et King, 1995; Rudell et Hua, 1995; Abdullaev et Posner, 1998; Posner et coll., 1999).

Les traitements langagiers de plus niveau ont été associés à une seconde famille de composantes négatives (N400), très largement étudiée (Figure 35). L’onde N400 a été initialement observée par Kutas et Hillyard (1980a, 1980b) en réponse à un mot sémantiquement incongru placé en fin de phrase. Cette onde a été associée à des processus d’intégration sémantique post-lexicaux, quelle que soit la modalité de présentation des stimuli verbaux, c’est-à-dire visuelle ou auditive (McCallum et coll., 1984; Kutas et coll., 1987; pour revue, Kutas et Van Petten, 1988; Bentin, 1989; Halgren, 1990; Rugg, 1990; Brown and Hagoort, 1993; Rugg et Doyle, 1994; Van Petten et coll., 1999). Cette composante négative tardive varie en fonction de nombreux facteurs. Il a par exemple été montré que l’amplitude de l’onde N400 était d’autant plus grande que le degré d’incongruité sémantique du mot était élevé (Kutas et Hillyard, 1984; Kutas et coll., 1984; Kutas et Hillyard, 1989; Kutas, 1993; Van Petten, 1993; Bentin et coll., 1995).

Des études ont par ailleurs indiqué que l’onde N400 pouvait être générée par des mots ou des pseudo-mots présentés en dehors du contexte phrastique, c’est-à-dire dans des listes (Bentin et coll., 1985; Holcomb, 1986; Bentin, 1987a, 1987b; Rugg et Naguy, 1987; Holcomb et Neville, 1990; Kutas et Van Petten, 1990; Bentin et coll., 1993; Praamstra et coll., 1994; Chwilla et coll., 1995; Van Petten, 1995).

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Figure 35. Distributions sur le scalp des composantes N400. Ces négativités ont été enregistrées, vers 400 ms après le début de la stimulation, en réponse à des incongruités sémantiques dans des phrases (A) ou dans des listes de mots (B). La distribution de l’onde N400 varie en fonction du contexte : elle est maximale sur les régions centro-pariétales pour des mots incongrus placés en fin de phrase, et sur des régions plus antérieures du scalp, fronto-centrales, pour les différentes classes de mots (mots concrets, pseudo-mots, mots fonctionnels) présentés isolément dans des listes. Notons que les non-mots ne génèrent pas d’onde N400 (d’après Nobre et McCarthy, 1994).

Les pseudo-mots, dans des tâches d’amorçage sémantique, peuvent également engendrer une onde N400 avec une amplitude similaire ou parfois plus importante que celle produite par des mots.

Les non-mots, orthographiquement et phonologiquement illégaux, en revanche, n’engendrent pas d’onde N400. L’absence de cette composante pour les non-mots suggère qu’elle ne reflète pas, contrairement à l’onde N200, des mécanismes de traitement visuel des lettres, mais plutôt des processus de recherche lexico-sémantique à un niveau d’analyse plus conceptuel. La composante N400 ne semble par ailleurs pas spécifique aux stimuli verbaux puisqu’il a été montré qu’elle était également générée par d’autres catégories de stimuli sémantiquement représentatifs, tels que des dessins (Campbell et coll., 1987; Barrett et Rugg, 1990; Nigam et coll., 1992; Holcomb et McPherson, 1994; Ganis et coll., 1996; Federmeier et Kutas, 2001), des photographies d’objets (McPherson et Holcomb, 1999), des visages (Barrett et Rugg, 1989; Bentin et McCarthy, 1994; Bobes et coll., 1994; Jemel et coll., 1999; Chaby et coll., 2001), des sons écologiques (Chao et coll., 1995; Van Petten et Rheinfelder, 1995), et même des odeurs (Grigor et coll., 1999; Sarfarazi et coll., 1999).

Si ces observations suggèrent l’existence d’un lexique sémantique commun pour toutes les catégories de stimuli signifiants, l’analyse de la distribution sur le scalp de ces différentes négativités, enregistrées vers 400 ms après le début de la stimulation, indique des variations, d’une part entre les types de stimuli (verbaux vs non-verbaux), d’autre part à l’intérieur de la classe des mots (concrets vs abstraits) et en fonction du contexte de présentation (listes vs phrases). Les incongruités sémantiques observées dans des phrases engendrent des composantes N400 caractérisées par des distributions centro-pariétales, le plus souvent bilatérales, mais également parfois légèrement latéralisées à gauche (Kutas et Hillyard, 1982; Kutas et coll., 1988; Curran et coll., 1993; pour revue, Kutas et Van Petten, 1990). En revanche, les mots présentés isolément, les mots concrets représentant des objets vivants ou non-vivants, ou encore les dessins et les photographies génèrent des négativités plus antérieures sur le scalp, avec des maxima sur les sites frontaux et centraux (Bentin et coll., 1985; Bentin, 1987; Van Petten et Kutas, 1991; McCarthy et Nobre, 1993; Kounios et Holcomb, 1994; Nobre et McCarthy, 1994; Snyder et coll., 1995; Thierry et coll., 1998; Holcomb et coll., 1999; Posner et coll., 1999).

Ces données vont plutôt dans le sens de l’existence d’un vaste réseau sémantique polymodal, anatomiquement distribué sur plusieurs aires corticales situées dans une large région centro-pariéto-frontale, et mettant à contribution les deux hémisphères avec toutefois un rôle prépondérant de l’hémisphère gauche (pour revue, Kutas et Federmeier, 2000).

Si les violations linguistiques de nature sémantique génèrent des négativités vers 400 ms, celles de nature syntaxique engendrent des composantes plus tardives appartenant à la troisième grande famille de PE de surface associés au traitement des mots, les composantes “P600”. Des études récentes ont montré que plusieurs types d’anomalies syntaxiques, telles que des erreurs d’accord entre le sujet et le verbe, des erreurs de temps, des erreurs grammaticales portant sur le genre des pronoms personnels, ou encore des modifications au niveau de la structure interne des phrases, entraînent une large déflection positive, entre 500 et 1200 ms après le début de la stimulation, maximale sur les régions postérieures du scalp, appelée “P600 effect” (Osterhout et Holcomb, 1992) ou “syntactic positive shift” (Hagoort et coll., 1993). Dans certains cas, cette positivité est précédée d’une négativité de type N400, plus ample sur l’hémisphère gauche que sur l’hémisphère droit (Neville et coll. 1991, 1992; Rösler et coll., 1993). Bien que le rôle fonctionnel de l’onde P600 reste encore à préciser, il est en revanche déjà clair que cette composante diffère, sur le plan neuroanatomique, de l’onde N400 (Kutas et Hillyard, 1983; Osterhout et Mobley, 1995; Osterhout et coll., 1997; Steinhauer et coll., 1999; pour revue Osterhout, 1994; Osterhout et Holcomb, 1995).