Chapitre 3 - Travaux expérimentaux

Les travaux réalisés au cours de cette thèse ont cherché à isoler, d’un double point de vue fonctionnel et neurophysiologique, les différents processus cognitifs impliqués dans le traitement perceptif de deux catégories d’objets à forte connotation psychosociale pour l’Homme : les visages, objets de première importance sur le plan relationnel, et les mots, objets constitutifs du langage écrit. Ces deux catégories d’objets présentent la particularité de rassembler de nombreux exemplaires au sein d’une même classe. Mes travaux se sont focalisés sur l’étude des processus d’intégration perceptive, laissant ainsi volontairement de côté les aspects de la vision dite de ’bas niveau’ portant sur l’analyse perceptive des traits élémentaires des stimuli (orientation de contour, contraste, couleur, luminance, fréquence spatiale, etc.), ainsi que les processus cognitifs dits de ’haut niveau’ permettant l’accès à des représentations sémantiques d’ordre supérieur, comme la reconnaissance, la dénomination, ou encore la récupération en mémoire d’informations liées à l’usage des objets ou au contexte de la rencontre, s’il s’agit du visage d’un individu.

L’utilisation de la technique des PE, de part sa résolution temporelle très élevée, nous a permis d’étudier finement, sur des populations de sujets neurologiquement sains, l’organisation temporelle des différents événements cérébraux mis en jeu dans les étapes perceptives précoces conduisant à la reconnaissance ultérieure des visages (familiarité, nom, profession, etc.) et des mots (accès au sens, à sa fonction s’il s’agit d’un mot concret, etc.). Les techniques d’analyse cartograpique des PE nous ont également permis d’aborder les aspects anatomo-fonctionnels caractérisant chaque étape d’analyse visuelle.

Pour chacune des deux catégories d’objets étudiées, visages et mots, nous avons, d’une manière générale, cherché :

  1. à caractériser et à isoler les opérations neurophysiologiques qui sous-tendent les mécanismes d’encodage visuel précoce ;

  2. à examiner les relations temporelles entre ces mécanismes d’encodage visuel précoce et d’autres mécanismes de traitement basés, soit à nouveau sur une analyse strictement visuelle mais orientée sur une autre dimension (genre ou âge d’un visage), soit sur des niveaux d’analyse différents (traitement phonologique, lexical ou sémantique des mots) ;

  3. à tester s’il existe une certaine spécificité de traitement pour les visages et pour les mots en raison de leurs caractéristiques psychosociales importantes qui font d’eux des objets particuliers pour l’Homme ;

  4. à vérifier, enfin, si les processus cognitifs sous-tendant l’analyse perceptive des visages ou des mots peuvent être activés automatiquement, c’est-à-dire sans attention dirigée du sujet, préalable requis à l’hypothèse d’une organisation modulaire de ces processus.

La première étude effectuée a porté sur les mots et a cherché à isoler les composants neurophysiologiques associés aux différents niveaux d’analyse impliqués dans le traitement des stimuli orthographiques (mots, pseudo-mots, non-mots), et non-orthographiques (séquences de symboles, séquences de formes). Nos objectifs étaient les suivants : (1) chercher à préciser le déroulement temporel ainsi que la distribution spatiale des manifestations électrophysiologiques associées à chacun des quatre niveaux d’analyse mis en jeu, à savoir une analyse visuelle orthographique, une analyse phonético-phonologique, une analyse lexico-phonologique et une analyse sémantique des stimuli orthographiques ; (2) tester l’hypothèse selon laquelle une analyse visuelle orthographique pourrait être automatiquement mise en jeu pour des séquences de lettres comparativement à des séquences non-orthographiques ; enfin (3), examiner s’il est possible de dissocier selon un double point de vue temporel et anatomo-fonctionnel les processus mentaux liés à un accès au lexique mental (traitement lexico-phonologique) de ceux associés à un accès au sens des mots (traitement sémantique).

Les trois expériences suivantes ont cherché à examiner les bases électrophysiologiques du traitement du genre et de l’âge sur les visages, et le lien entre deux modules de traitement définis d’un point de vue théorique dans le modèle de reconnaissance des visages de Bruce et Young (1986), à savoir le module d’encodage structural des traits faciaux et le module d’encodage des informations sémantiques visuellement dérivables des visages, telles que le genre, l’âge et l’appartenance ethnique.

La première expérience menée sur les visages a principalement traité des processus cognitifs mis en jeu dans la perception du genre. Les questions étaient les suivantes : (1) Les mécanismes de traitement du genre peuvent-ils être dissociés, sur la base d’activités neuro-anatomiques séparées, des mécanismes sous-tendant l’encodage structural des traits faciaux, supposés être reflétés sur le scalp par la composante électrophysiologique N170 ? Si le traitement du genre est réalisé par des mécanismes neuronaux différents de ceux impliqués dans l’encodage structural des visages, il conviendra de les définir d’un point de vue temporel et spatial ; (2) Si ces activités existent, peuvent-elles être automatiquement mis en jeu ? et (3) Sont-elles spécifiques aux visages ? Pour répondre à cette dernière question, nous avons comparé les PE obtenus lors d’un jugement selon le genre sur des visages à ceux obtenus lors d’un jugement selon le genre sur des mains.

La seconde expérience a été menée pour tester la robustesse d’effets de catégorisation très précoces, qui ont été observés de manière inattendue dans la première étude, et pour vérifier si de tels effets pouvaient également être générés par des stimuli non-biologiques (formes géométriques).

Enfin, la troisième expérience, faisant à nouveau plus directement référence au modèle de Bruce et Young, a poursuivi et affiné l’étude électrophysiologique des liens entre le module d’encodage structural des traits faciaux et le module d’encodage des informations sémantiques visuellement dérivables en cherchant à savoir :

  1. s’il est possible de dissocier, sur la base d’activités neuronales séparées, des mécanismes fonctionnels différents pour l’encodage structural des visages et le traitement de l’âge,

  2. (2) si les mécanismes d’extraction des informations sur l’âge sont distincts des mécanismes d’extraction des informations sur le genre.

Ces quatre études sont exposées ci-après en respectant l’ordre chronologique dans lequel elles ont été conduites, à savoir l’étude sur les mots suivie des trois études sur les visages. Chacune de ces études sera présentée en deux temps : tout d’abord, un rappel succint des principaux objectifs, résultats et conclusions, puis l’article, sous sa forme originale, décrivant l’expérience de façon détaillée. Les conclusions issues de ces quatre études seront discutées dans le chapitre suivant.