1. Première étude : corrélats neurophysiologiques des différents niveaux de traitement psycholinguistique

1.1 Principaux objectifs, résultats et conclusions

Le traitement visuel des mots correspond à un processus complexe impliquant différentes opérations cognitives mises en jeu à des niveaux d’analyse ou de représentation différents (Ellis et Young, 1996; McClelland et Rumelhart, 1981; Seidenberg et McClelland, 1989). L’objectif principal de cette étude était d’examiner les opérations électrophysiologiques associées au traitement des mots à différents niveaux d’analyse psycholinguistique (visuel/orthographique, phonético-phonologique, lexico-phonologique, et sémantique), de préciser leur décours temporel et leur distribution spatiale sur le scalp. Deux questions particulières sous-jacentes à cette étude étaient de savoir : (1) si les mécanismes de traitement visuel présentent une certaine spécificité pour les stimuli orthographiques comparativement à des stimuli non-orthographiques, et (2) si les processus de traitement lexical peuvent être temporellement et fonctionnellement dissociés des processus de traitement sémantique.

Pour atteindre ces objectifs, nous avons effectué des enregistrements topographiques de PE générés lors d’une présentation visuelle de listes de stimuli comprenant des mots (tous extraits du lexique de la langue française), des pseudo-mots (séquences de lettres respectant les règles orthographiques et phonologiques, formées par substitution de deux lettres à partir des mots précédemment utilisés), des non-mots (séquences de consonnes aléatoires ne suivant pas les règles de prononciation de la langue française), des séquences de symboles alphanumériques, et des séquences de formes (Figure 42). Le nombre de caractères par stimulus (4 à 8 ; moyenne de 5.8 caractères) ainsi que la fréquence lexicale moyenne des mots utilisés ont été contrôlés.

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Figure 42. Exemple des cinq types de stimuli utilisés (comportant tous 4 à 8 caractères): (1) mots, (2) pseudo-mots prononçables, (3) non-mots non-prononçables, (4) séquences de symboles alphanumériques, et (5) séquences de formes.

Les stimuli étaient présentés fovéalement pendant 500 ms à une fréquence de une stimulation toutes les 1250 ms au centre d’un écran d’ordinateur à l’intérieur d’une fenêtre rectangulaire délimitant un angle visuel horizontal de 6.3° et vertical de 1.7°.

Les sujets (n=24) avaient pour tâche de compter mentalement le nombre de stimuli cibles présentés aléatoirement parmi un ensemble de stimuli non-cibles (paradigme classique de type oddball) au cours de quatre sessions expérimentales distinctes, mettant chacune en oeuvre un niveau de traitement différent : (A) une tâche de discrimination visuelle selon la taille des stimuli (compter les stimuli de grande taille parmi des stimuli de taille standard), (B) une tâche de détection de rime (compter les stimuli rimant avec le mot vitrail), (C) trois tâches de décision lexicale (compter les mots parmi les non-mots, les mots parmi les pseudo-mots, et les pseudo-mots parmi les mots), et (D) une tâche de décision sémantique (compter les mots abstraits parmi les mots concrets, les pseudo-mots et les non-mots).

L’ordre de présentation de ces quatre sessions était pré-établi et identique pour tous les sujets, à savoir la tâche de décision de taille, la tâche de décision de rime, les trois tâches de décision lexicale, et la tâche de décision sémantique. Seules les trois tâches de décision lexicale étaient contrebalancées entre les sujets. Cet ordre correspondait à un traitement graduel, débutant par un niveau d’analyse superficiel (visuel) et s’achevant par un niveau d’analyse profond (sémantique). Il a été établi afin d’éviter une interférence possible du traitement profond sur les niveaux de traitement plus superficiels.

Les PE, enregistrés sur 32 électrodes, ont été analysés chronologiquement (courbes temporelles) et topographiquement (cartographie des champs de potentiels et des densités de courant). Ces analyses ont porté prioritairement sur les PE générés par les stimuli non-cibles (se reporter à l’article pour une analyse détaillée des PE générés par les stimuli cibles), et ont permis d’obtenir des images dynamiques sur le scalp des activités cérébrales associées aux différents niveaux de traitement psycholinguistique. Il a ainsi été possible d’isoler temporellement et topographiquement quatre composantes corrélées à chacun des niveaux de traitement (Figure 43) :

  1. [tache de decision de taille] : une composante négative vers 170 ms (N170), de distribution occipito-temporale, pouvant indexer le traitement visuel des stimuli, cette onde étant plus ample sur l’hémisphère gauche pour les stimuli orthographiques (mots, pseudo-mots et non-mots) que pour les stimuli non-orthographiques (symboles alphanumériques et formes) et vice versa sur l’hémisphère droit ;

  2. [tache de decision de rime] : une composante négative vers 320 ms (N320), de distribution médio-temporale plus ample à gauche, pouvant refléter le traitement phonético-phonologique des stimuli prononçables (mots et pseudo-mots), les stimuli non-prononçables (non-mots) ne générant pas d’onde N320 ;

  3. [tache de decision lexicale] : une composante négative vers 350 ms (N350), de distribution temporo-pariétale, plus ample sur l’hémisphère gauche, pouvant être associée à un traitement lexico-phonologique des stimuli prononçables ;

  4. [tache de decision semantique] : une composante négative vers 450 ms (N450), caractérisée par une distribution temporo-pariétale, comme celle précédemment décrite pour le traitement lexical, mais également par une distribution fronto-centrale, plus ample sur l’hémisphère gauche, pouvant indexer un traitement sémantique différent pour les stimuli signifiants (mots) et non-signifiants (pseudo-mots).

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Figure 43. Distribution sur le scalp des réponses évoquées moyennées pour chaque niveau de traitement psycholinguistique. (A) Vue arrière des champs de potentiels et des densités de courant à 170 ms pour les stimuli orthographiques et non-orthographiques dans la tâche de décision de taille. (B) Vues latérales (gauche et droite) de l’onde N320 pour les stimuli prononçables (mots et pseudo-mots) et non-prononçables (non-mots) dans la tâche de rime. (C) Distribution de l’onde N350 pour les stimuli prononçables et non-prononçables dans les trois tâches de décision lexicale. (D) Distribution de l’onde N450 pour les pseudo-mots et les mots dans la tâche de décision sémantique.

En conclusion, cette étude a pu mettre en évidence un chevauchement temporel des activations et un recouvrement anatomique important des régions temporales (postérieure, médiane et frontale) de l’hémisphère gauche impliquées dans les traitements phonético-phonologique, lexico-phonologique et lexico-sémantique. Ces résultats appuient l’hypothèse selon laquelle la lecture de mots met en oeuvre des processus complexes activant en ’cascade’ (c’est-à-dire qu’un niveau d’analyse plus profond peut débuter avant que le niveau d’analyse précédent ne soit achevé) des modules neuronaux distincts mais interconnectés à différents niveaux de traitement. Par ailleurs, les patterns de réponses obtenus pour l’analyse visuelle des stimuli (onde N170 plus précoce et plus ample sur l’hémisphère gauche pour les items langagiers - mots, pseudo-mots et non-mots) suggèrent l’existence d’une voie fonctionnellement spécialisée, à l’intérieur de la route visuelle ventrale, pour le traitement perceptuel des mots, les items non-langagiers semblant être traités de façon privilégiée dans l’hémisphère droit. Cette réponse sélective du système visuel pour les mots (ou tout autre item langagier) conforte l’hypothèse selon laquelle les mots (ou séquences de lettres) appartiennent à une catégorie de stimuli particuliers pour l’Homme, bénéficiant d’un traitement spécifique.