2. Deuxième étude : corrélats neurophysiologiques du traitement du genre sur les visages

2.1 Principaux objectifs, résultats et conclusions

La reconnaissance des visages chez l’Homme est probablement l’un des meilleurs exemples illustrant de la capacité du système visuel à discriminer rapidement et avec une grande précision de nombreux exemplaires au sein d’une même catégorie. En un seul coup d’oeil et sans apprentissage explicite, nous sommes capable de décider s’il s’agit d’un visage familier ou non, d’un homme ou d’une femme, et d’extraire un ensemble d’informations sur l’état émotionnel de la personne.

L’objectif de cette étude a principalement consisté à examiner les corrélats neurophysiologiques du traitement du genre sur les visages et de les discuter au regard du modèle cognitif de reconnaissance des visages élaboré par Bruce et Young (1986). Des données électrophysiologiques récentes ont associé une composante des potentiels évoqués, maximale vers 170 ms après le début de la stimulation sur les aires temporales postérieures (N170), aux mécanismes d’encodage structural des traits faciaux (Bentin et coll., 1996; George et coll., 1996). Nous avons donc cherché à savoir : (1) s’il est possible de dissocier les mécanismes de traitement du genre sur les visages des mécanismes d’encodage structural des traits faciaux, supposés être reflétés sur le scalp par la composante N170 ; (2) En supposant que les activités neuronales qui sous-tendent le traitement du genre soient différentes de celles qui sous-tendent l’encodage structural, nous avons examiné si ces activités sont mises en jeu automatiquement ; enfin, (3) Si ces activités existent, sont-elles spécifiques aux stimuli faciaux, comparativement à d’autres types de stimuli biologiques, tels que les mains ?

L’expérience a porté sur 16 sujets droitiers et mettait en jeu quatre types de stimuli : des visages humains sans lunettes, des visages humains avec lunettes, des mains, et des bustes. Les visages et les bustes étaient présentés en vue de face tandis que les mains étaient présentées en vue de dessus. Pour chaque catégorie, les stimuli étaient contrôlés en luminance, en contraste, et en taille (100 x 120 mm), et étaient présentés fovéalement pendant 300 ms à une fréquence de une stimulation toutes les 1400 ms au centre d’un écran d’ordinateur à l’intérieur d’une fenêtre rectangulaire délimitant un angle visuel horizontal de 5.7° et vertical de 6.9°. Un point de fixation était présenté au centre de l’écran entre chaque image. Aucun stimulus n’était répété.

L’expérience était divisée en deux sessions consécutives, la première session manipulant des visages (session Visage) et la seconde des mains et des bustes (session Contrôle) ; chaque session incluait cinq conditions expérimentales. Dans une première condition (Pas de discrimination), les stimuli cibles et non-cibles étaient tous du même genre, empêchant toute discrimination selon le genre (Figure 44). Dans la session Visage, les stimuli cibles étaient des visages masculins (cond. 1-a) ou féminins (cond. 1-b) avec des lunettes présentés parmi des visages sans lunettes, alors que dans la session Contrôle, les cibles étaient des bustes masculins (cond. 1-a) ou féminins (cond. 1-b) présentés parmi des mains. L’ordre de présentation des conditions 1-a et 1-b était contrebalancé entre les sujets. La condition 2 (Discrimination implicite) était similaire aux conditions 1-a et 1-b, excepté que les visages (ou les mains) d’hommes et de femmes étaient équitablement mélangés. Dans ces deux conditions, la tâche des sujets était de compter mentalement le nombre de visages avec des lunettes (session Visage) ou de bustes (session Contrôle) présentés respectivement parmi des visages sans lunettes ou des mains. Les sujets étaient supposés, dans la condition 2, analyser les stimuli au même niveau que celui mis en jeu dans les deux conditions précédentes, mais ils pouvaient également traiter implicitement, ou non-intentionnellement, le genre des stimuli.

Enfin, dans une troisième condition (Discrimination explicite), les sujets devaient explicitement catégoriser les stimuli selon leur genre : les stimuli cibles étaient des visages masculins (cond. 3-a) ou féminins (cond. 3-b) présentés respectivement parmi des visages féminins ou masculins dans la session Visage, et des mains d’hommes ou de femmes présentés respectivement parmi des mains de femmes ou d’hommes dans la session Contrôle. Les conditions 3-a et 3-b suivaient la condition 2, et leur ordre de présentation était contrebalancé entre les sujets. Les analyses ont porté uniquement sur les réponses générées par les stimuli non-cibles.

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Figure 44. Description de la session expérimentale manipulant des stimuli faciaux (Session Visage), l’autre session (session Contrôle) manipulant des bustes (stimuli cibles) et des mains (stimuli non-cibles). Chaque session comportait cinq conditions expérimentales impliquant trois tâches de discrimination selon le genre (pas de discrimination, discrimination implicite, et discrimination explicite). Dans toutes les conditions, la tâche des sujets était de compter mentalement le nombre de stimuli cibles présentés aléatoirement parmi des stimuli non-cibles.

Les résultats ont montré que la composante électrophysiologique occipito-temporale N170, supposée refléter sur le scalp l’encodage structural des traits faciaux, est insensible au traitement du genre, suggérant ainsi des mécanismes neuronaux distincts pour l’encodage structural des visages et l’extraction des traits physiognomiques liés au genre.

En revanche, le traitement du genre sur les visages (mais pas sur les mains), qu’il soit implicitement ou explicitement demandé, module les réponses électrophysiologiques entre 145 et 185 ms après le début de la stimulation sur des régions plus antérieures sur le scalp. Cet effet pourrait être associé au module d’encodage des informations sémantiques visuellement dérivables défini dans le modèle théorique de Bruce et Young. Des effets supplémentaires de discrimination selon le genre ont été observés pour les visages et pour les mains vers 45-85 ms sur les régions pariétales médianes, seulement dans la tâche de discrimination non-intentionnelle ou implicite. Ces effets pourraient refléter un mécanisme précoce de catégorisation visuelle de bas-niveau. Enfin, le traitement explicite du genre (mais pas le traitement implicite) module des composantes électrophysiologiques plus tardives, entre 200 et 250 ms pour les visages, et jusqu’à 350 ms pour les mains, sur les régions occipito-pariétales. Cet effet tardif pourrait refléter des mécanismes de catégorisation volontaire plus généraux (Figure 45).

En conclusion, cette étude a pu mettre en évidence des mécanismes neurophysiologiques différents pour l’encodage structural des traits faciaux et la perception du genre sur les visages, suggérant ainsi deux modules fonctionnels distincts comme le suppose le modèle cognitif de Bruce et Young. Par ailleurs, les effets similaires observés, entre 145 et 185 ms pour les visages au cours des tâches de discrimination implicite et explicite selon le genre, suggèrent que le traitement du genre sur les visages est automatique, et qu’à ce niveau d’analyse, les processus mis en jeu ne sont pas influencés par d’autres processus de type ’top-down’. Le fait que ces effets ne soient pas observés pour les mains pourrait refléter une certaine spécificité des processus cognitifs sous-tendant le traitement du genre sur les visages. Enfin, bien que la nature des effets très précoces observés de manière inattendue pour les visages et pour les mains entre 45 et 85 ms reste indéterminée, il est difficile, à des latences aussi précoces, de les associer directement à des mécanismes de traitement du genre.

Toutefois, une hypothèse alternative (que nous testerons ultérieurement) consiste à supposer que ces effets peuvent refléter l’existence de processus de catégorisation automatique et ’grossière’ pour une distinction rapide, sur la base de caractéristiques visuelles saillantes, entre deux grandes classes de stimuli.

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Figure 45. (A) Distribution sur le scalp de la composante N170 générée par les visages et les mains non-cibles, autour de la latence de son pic (165 ms). (B et C) Distribution sur le scalp des champs de potentiels correspondant aux effets différentiels obtenus en comparant les réponses générées par les stimuli non-cibles dans les conditions de discrimination implicite (B) et explicite (C) selon le genre à celles obtenues dans la condition d’absence de discrimination selon le genre, au cours de quatre périodes temporelles : 40-90 ms (effets maximum à 65 ms), 140-190 ms (effets maximum à 165 ms), 200-250 ms (effets maximum à 225 ms), et 250-350 ms (distribution des effets à 350ms).