3. Troisième étude : effets précoces de catégorisation visuelle rapide des stimuli biologiques (visages) et non-biologiques (formes)

3.1 Principaux objectifs, résultats et conclusions

L’étude précédente a montré l’existence de différences précoces inattendues, vers 45-85 ms après le début de la stimulation, entre une condition dans laquelle les visages d’hommes et de femmes étaient présentés séparément et une condition dans laquelle les visages des deux genres étaient mélangés. Des effets similaires ont également été observés pour les mains. Bien que des signes précoces (entre 40 et 150 ms) de traitement d’objets ou de scènes visuelles complexes incluant des visages aient été rapportés chez l’animal (Nakamura et coll., 1992; Oram et Perrett, 1992; Tovée et coll., 1993; Rolls et Tovée, 1994; Fabre-Thorpe et coll., 1998; Miles, 1998) et chez l’Homme (Thorpe et coll., 1996; Seeck et coll., 1997; Linkenkaer-Hansen et coll., 1998; Schendan et coll., 1998), il est difficile d’associer spécifiquement ces différences très précoces à des processus de catégorisation implicite entre des stimuli masculins et féminins. Une hypothèse alternative est que ces différences précoces pourraient refléter des processus automatiques de catégorisation rapide mais ’grossière’ entre deux grandes classes de stimuli, basée sur leurs caractéristiques visuelles. Quelque soit leur nature, ces effets remettent en question les modèles théoriques actuels sur la transmission des informations à l’intérieur de la voie visuelle ventrale.

Cette expérience a donc été élaborée pour examiner plus en détail ces effets précoces en cherchant à savoir : (1) s’ils sont robustes pour les visages, et donc reproductibles ; (2) s’ils sont spécifiques aux stimuli biologiques, tels que les visages et les mains, ou si des effets similaires peuvent également être générés entre deux classes de stimuli non-biologiques.

Pour atteindre ces objectifs, nous avons enregistré 18 sujets avec un paradigme expérimental similaire à celui utilisé dans l’expérience précédente. Ce paradigme comportait trois sessions distinctes : une session manipulant des visages et deux sessions manipulant des figures géométriques. Les formes géométriques bi-dimensionnelles ont été générées par ordinateur, et contrôlées, comme les stimuli faciaux, en luminance, en contraste, et en taille. Dans la session Visage, nous avons seulement gardé les conditions de non-catégorisation (cond. 1-a: les stimuli cibles à compter étaient des visages masculins avec des lunettes présentés parmi des visages masculins sans lunettes ; cond. 1-b: les stimuli cibles étaient des visages féminins avec des lunettes présentés parmi des visages féminins sans lunettes) et de catégorisation implicite selon le genre (cond. 2: les stimuli cibles étaient des visages masculins ou féminins avec des lunettes présentés parmi des visages masculins ou féminins sans lunettes) utilisées dans l’étude précédente. Dans les deux sessions Figure géométrique, la condition de non-catégorisation manipulait des formes d’un seul type, c’est-à-dire des formes grisées ou des formes hachurées, et la condition de catégorisation implicite utilisait des formes grisées et hachurées, équitablement mélangées. Dans ces deux conditions, les sujets devaient compter mentalement les formes trouées (stimuli cibles: 20%), présentées aléatoirement parmi des formes non-trouées (stimuli non-cibles) (Figure 46).

La distinction entre les deux sessions manipulant des figures géométriques reposait sur l’utilisation de deux types de formes hachurées, définies par deux niveaux de saillance des traits, à savoir des formes avec des hachures larges et des formes avec des hachures plus fines. L’utilisation de ces deux types de stimuli (hachures larges, hachures fines) avait pour but de tester l’hypothèse selon laquelle si l’activation de processus de catégorisation rapide et grossière existait pour des stimuli non-biologiques, elle serait plus facilement observable avec des différences visuelles saillantes entre les classes de stimuli qu’avec des différences plus fines.

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Figure 46. Description de deux sessions expérimentales manipulant des visages et des figures géométriques dans deux conditions distinctes (pas de catégorisation et catégorisation implicite, soit selon le genre dans la session Visage, soit entre des figures grisées et des figures hachurées dans la session Figure géométrique). La tâche explicite était de compter les visages à lunettes (session Visage) ou les formes trouées (session Figure géométrique). La troisième session expérimentale était identique à la seconde (Figure géométrique) mais manipulait des formes grisées et des formes à hachures larges.

Etant donné que le but de cette expérience était d’étudier plus précisément les effets précoces obtenus dans la première étude sur les visages, l’analyse des PE générés par les stimuli non-cibles a été limitée aux 100 premières millisecondes après le début de la stimulation.

Les résultats ont montré que les effets précoces, obtenus précédemment pour les visages et les mains, sont reproductibles pour les stimuli faciaux. Par ailleurs, des différences précoces similaires ont été enregistrées entre 40 et 70 ms pour les stimuli non-biologiques (formes géométriques), seulement cependant lorsque les deux catégories de formes (grisées, hachurées) sont séparées par des caractéristiques visuelles saillantes. En effet, ces effets précoces ont été observés dans la condition de catégorisation implicite comparée à la condition de non-catégorisation seulement lorsque les formes grisées étaient mélangées aux formes avec des hachures larges, de tels effets n’ayant pas été observés lorsque les formes grisées étaient mélangées aux formes avec des hachures fines (Figure 47).

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Figure 47. Distribution sur le scalp des champs de potentiels correspondants aux effets différentiels obtenus en comparant les réponses générées par les stimuli non-cibles dans la condition de catégorisation implicite à celles obtenues dans la condition de non-catégorisation pour (A) les visages (hommes vs femmes), (B) les formes géométriques séparées par des traits visuels saillants (formes avec des hachures larges vs formes grisées) et (C) les formes géométriques séparées par des caractéristiques visuelles plus fines (formes avec des hachures fines vs formes grisées), à la latence où les effets sont maximum (55 ms). Les cartes t de Student (en échelle de gris) indiquent les régions sur le scalp où la différence est significative (p<0.05 ou 0.01).

En conclusion, cette expérience a permis de montrer que les effets de catégorisation implicite précoce obtenus pour les stimuli biologiques semblent robustes puisque, d’une part ils ont été observés à la fois pour les visages et les mains dans l’étude précédente, et d’autre part ils ont été répliqués pour les visages dans cette étude. Le fait que des effets semblables aient été observés pour des formes géométriques seulement lorsque les deux catégories de formes sont séparées par des traits visuels saillants, suggère que ces activités pourraient refléter des processus de catégorisation automatique et grossière pour une distinction rapide entre deux grandes classes de stimuli, non-spécifiques aux stimuli biologiques. Une hypothèse alternative est que les effets précoces observés pour les formes géométriques peuvent partiellement être expliqués par des phénomènes d’habituation neuronale dans le cortex visuel.