4. Quatrième étude : corrélats neurophysiologiques du traitement de l’âge et du genre sur les visages

4.1 Principaux objectifs, résultats et conclusions

Cette quatrième expérience avait pour but de poursuivre et d’affiner l’analyse des processus neurophysiologiques associés au traitement de l’âge et du genre sur les stimuli faciaux. Selon le modèle cognitif de Bruce et Young (1986), la perception du genre, de l’âge et de la race sur les visages impliquerait un seul module de traitement, le module d’encodage des informations sémantiques visuellement dérivables, ce dernier étant théoriquement activé après le module d’encodage structural des traits faciaux. S’il est bien admis qu’il existe des réponses neuronales spécifiques de l’encodage structural des visages (pour revue, Haxby et coll., 2000; Bentin et coll., 1996; George et coll., 1996; Jeffreys, 1996), l’existence d’un module de traitement distinct pour l’extraction des traits physiognomiques liés à l’âge, au genre ou à la race n’a pas reçue jusqu’à maintenant de confirmation neurophysiologique.

Les buts de cette étude ont consisté : (1) à tester si le traitement de l’âge met en jeu des mécanismes électrophysiologiques différents de ceux mis en jeu dans l’encodage structural des traits faciaux, supposés être reflétés sur le scalp par la composante N170 ; (2) à examiner si les mécanismes d’extraction des informations sur l’âge sont similaires aux mécanismes d’extraction des informations sur le genre des visages. Par ailleurs, au regard des résultats antérieurs montrant des signes précoces (40-90 ms) de catégorisation visuelle entre deux grandes classes de visages distinctes selon le genre (homme/femme), nous avons examiné si des effets similaires peuvent aussi être observés entre des classes de visages distinctes selon l’âge (jeune/âgé).

Dix-huit sujets droitiers ont été enregistrés au cours d’un paradigme expérimental similaire à celui des études précédentes, et manipulant le niveau de catégorisation des visages dans quatre conditions distinctes. Dans une première condition (Pas de catégorisation), les stimuli cibles et non-cibles étaient tous d’un seul genre et d’une seule classe dâge, empêchant ainsi toute catégorisation selon le genre et selon l’âge (Figure 48). Dans la condition 1-a, les stimuli cibles étaient des visages de femmes jeunes (25-50 ans) avec des lunettes présentés parmi des visages de femmes jeunes sans lunettes, alors que dans la condition 1-b, les cibles étaient des visages de femmes âgées avec des lunettes (plus de 65 ans) présentés parmi des visages de femmes âgées sans lunettes. L’ordre de présentation des conditions 1-a et 1-b était contrebalancé entre les sujets. La condition 2 (Catégorisation implicite selon l’âge) était similaire aux conditions 1-a et 1-b, excepté que les visages de femmes jeunes et âgées étaient équitablement mélangés. Dans ces deux conditions, la tâche des sujets était de compter mentalement le nombre de visages avec des lunettes présentés parmi des visages sans lunettes. Une catégorisation implicite entre les classes d’âge (jeune/âgé) était possible dans la condition 2 bien qu’elle n’ait pas été explicitement demandée aux sujets. Enfin, dans les deux dernières conditions (Catégorisation explicite selon l’âge, Catégorisation explicite selon le genre), les sujets devaient explicitement catégoriser les visages selon l’âge (cond. 3) et le genre (cond. 4). Dans la condition 3, les stimuli cibles étaient des visages d’adolescentes (13-18 ans) présentés respectivement parmi des visages de femmes jeunes (cond. 3-a) ou âgées (cond. 3-b). Dans la condition 4, les stimuli cibles étaient des visages d’hommes jeunes (cond. 4-a) ou âgés (cond. 4-b) présentés respectivement parmi des visages de femmes jeunes ou âgées. Les conditions 3-a, 3-b, 4-a et 4-b suivaient la condition 2, et leur ordre de présentation était contrebalancé entre les sujets. Dans les quatre conditions, la tâche des sujets était, comme dans les études précédentes, de compter mentalement des stimuli cibles (20%) présentés aléatoirement parmi des stimuli non-cibles.

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Figure 48. Description du paradigme expérimental comportant quatre conditions de catégorisation des visages : (1) pas de catégorisation ni selon le genre, ni selon l’âge, (2) catégorisation implicite selon l’âge, (3) catégorisation explicite selon l’âge, et (4) catégorisation explicite selon le genre.

Comme dans les études précédentes, aucun stimulus n’était répété, excepté les visages non-cibles dans la condition de catégorisation explicite selon l’âge qui ont également été utilisés dans la condition de catégorisation explicite selon le genre. Cette précaution supplémentaire était supposée écarter tout biais expérimental éventuellemnt lié à une variation des caractéristiques physiques des stimuli. Seuls les PE générés par les visages non-cibles de chacune des quatre conditions ont été analysés.

Les analyses ont confirmé que le traitement (explicite) du genre n’avait pas d’effet sur l’onde N170 (encodage structural des traits faciaux), et ont montré un résultat similaire pour le traitement (implicite et explicite) de l’âge. Ces observations apportent ainsi un argument supplémentaire à l’existence de mécanismes neuronaux distincts pour l’encodage structural des visages et l’extraction des informations physiognomiques liées à l’âge et au genre (Figure 49).

Un résultat important de notre première étude sur les visages avait montré que le traitement du genre, qu’il soit implicitement ou explicitement demandé, modulait les réponses électrophysiologiques générées entre 145 et 185 ms après le début de la stimulation par les visages, mais pas par les mains.

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Figure 49. (A) Distribution sur le scalp de la composante N170 (dans la condition non-catégorisation selon l’âge ou le genre), à la latence de son pic (150 ms). (B à D) Distribution sur le scalp des champs de potentiels correspondant aux effets différentiels obtenus en comparant les réponses générées par les visages non-cibles dans les conditions de catégorisation implicite selon l’âge (B), explicite selon l’âge (C), et selon le genre (D), à celles obtenues dans la condition d’absence de catégorisation, au cours de quatre périodes temporelles : 40-90 ms (effets maximum à 65 ms), 140-190 ms (effets maximum à 165 ms), 215-265 ms (effets maximum à 240 ms), et 300-400 ms (distribution des effets à 400 ms).

Dans cette étude, des effets similaires ont été observés entre 140 et 190 ms sur les régions fronto-centrales du scalp, au cours des discriminations implicite et explicite selon l’âge et de la discrimination explicite selon le genre. Ces effets pourraient donc être associés à des mécanismes d’extraction automatique des informations physiognomiques liées au genre et à l’âge des visages ; ces mécanismes étant probablement, à ce niveau d’analyse, indépendants des processus attentionnels et n’étant pas influencés par des voies de traitement descendantes.

Des effets tardifs de la discrimination explicite (mais non implicite) de l’âge ou du genre ont été observés entre 215 et 265 ms sur les régions occipito-pariétales, ces effets durant plus longtemps, jusqu’à environ 400 ms, pour la catégorisation selon l’âge. Ces effets tardifs pourraient être le reflet de mécanismes de catégorisation volontaire en partie communs (étant donné la similarité des régions mises en jeu) pour les traitements explicites du genre et de l’âge sur les visages. Toutefois, le fait que tels effets aient été précédemment observés, dans notre première étude, pour des mains suggère qu’ils peuvent également refléter un processus plus général de catégorisation explicite.

Enfin, des effets précoces ont à nouveau été observés, entre 40 et 90 ms sur une large région centro-pariétale, dans les trois conditions de catégorisation des visages : implicite selon l’âge, explicite selon l’âge et explicite selon le genre. Ces effets très précoces confirment l’existence possible de processus automatiques de catégorisation visuelle rapide de bas niveau, comme nous l’avons vu précédemment.

En conclusion, cette dernière étude apporte des arguments neurophysiologiques très solides en faveur d’une dissociation fonctionnelle entre l’encodage structural des traits faciaux et l’extraction des informations liées à l’âge et au genre des visages, confortant ainsi l’existence de deux modules de traitement distincts comme stipulé dans le modèle de Bruce et Young (1986).

La similarité des effets observés vers 140-190 ms pour le traitement du genre, dans notre première étude, et le traitement de l’âge, dans cette étude, que ces traitements soient implicitement ou explicitement demandés, suppose l’existence de mécanismes cérébraux en partie communs pour l’extraction des informations liées à l’âge et au genre des visages. Le fait que de tels effets n’aient pas été observés pour des mains, dans notre précédente étude, suggère l’existence de traitements spécifiques et automatiques pour les stimuli faciaux, comparativement aux autres catégories de stimuli, et conforte également l’hypothèse de l’existence d’un module fonctionnel pour traiter les informations liées au genre et à l’âge ; ce module correspondant dans le modèle de Bruce et Young au module d’encodage des informations sémantiques visuellement dérivables. L’extraction de ces informations physiognomiques serait réalisée dès 140-190 ms, c’est-à-dire avant que l’encodage structural des traits faciaux ne soit achevé. De telles observations remettent en question l’organisation hiérarchique dans le modèle de Bruce et Young et l’activation strictement séquentielle des modules d’encodage structural des traits faciaux et d’encodage des informations sémantiques visuellement dérivables. De tels mécanismes de traitement automatique du genre et de l’âge des visages n’excluent pas l’existence d’opérations plus tardives (après 200 ms) et plus générales liées à des processus de discrimination volontaire demandée par la tâche. Le fait que ces effets tardifs aient également été observés, dans notre première étude, dans la condition de catégorisation explicite des mains selon le genre conforte cette hypothèse.

Enfin, à des latences encore plus précoces, vers 40-90 ms, il semblerait que des processus automatiques de catégorisation visuelle de bas niveau soient mis en jeu pour permettre une distinction rapide et grossière entre deux grandes classes de stimuli. Quelles que soient les explications attribuées à ces effets très précoces et les conditions variées et complexes dans lesquelles ils ont été observés (voir l’étude très récente de VanRullen et Thorpe, 2001), les résultats ont montré que ces effets étaient robustes et pouvaient être associés à des mécanismes de catégorisation visuelle ultra-rapides (avant 100 ms).

Ces observations remettent en cause les théories sur le traitement des informations visuelles ainsi qu’une organisation hiérarchique des voies de traitement au sein du cortex.