1.2 Niveaux d’analyse perceptuelle des visages et corrélats électrophysiologiques

Un résultat important de nos études sur les niveaux d’analyse perceptuelle des visages a été de montrer que le traitement du genre ou de l’âge n’influençait pas la composante N170, supposée être associée à des mécanismes d’encodage structural (Bentin et coll., 1996; George et coll., 1996; Jeffreys, 1996).

Ces données indiquent donc que l’analyse perceptuelle élémentaire des visages, correspondant dans le modèle de Bruce et Young (1986) à un encodage structural des traits faciaux, et le traitement des informations physiognomiques relatives au genre ou à l’âge sont principalement sous-tendus par des mécanismes cérébraux distincts. La chronométrie des activations cérébrales indiquant des effets liés au traitement du genre et de l’âge à des latences similaires (145-185 ms) mais en des sites distincts de ceux mis en jeu dans les processus d’encodage structural (N170), nous pouvons en déduire que les opérations cognitives associées à la perception du genre ou de l’âge des visages peuvent débuter avant même que l’étape d’encodage structural ne soit complètement achevée. Ces observations vont à l’encontre du modèle théorique de Bruce et Young qui suggère une organisation strictement séquentielle entre les modules d’analyse structural et de traitement des informations physiognomiques.

Les données antérieurement recueillies en neuroimagerie fonctionnelle (pour revue, Haxby et coll., 2000; Kanwisher, 2000) et en électrophysiologie intracrânienne (Allison et coll., 1999; McCarthy et coll., 1999; Puce et coll. 1999) ont mis en évidence l’implication de régions discrètes du cortex extrastrié, précisément le gyrus fusiforme latéral, la scissure temporale supérieure et les gyri occipitaux inférieurs, dans la perception des visages. Même s’il est généralement admis que le traitement des visages est un processus complexe décomposable en plusieurs sous-opérations cognitives, chacune mettant en jeu des substrats neuroanatomiques distincts, aucune étude n’a encore clairement montré que le genre et l’âge des visages étaient traités par des systèmes neurophysiologiques distincts de ceux impliqués dans l’analyse perceptuelle des traits faciaux. Bien que des résultats en TEP aient suggéré l’implication des gyri lingual et fusiforme dans l’extraction des informations physiognomiques relatives au genre (Sergent et coll., 1992; Kapur et coll., 1995; Andreasen et coll., 1996), les conditions expérimentales des études ne permettaient pas de comparer directement le traitement du genre à un traitement visuel (de plus bas niveau) impliquant un encodage structural des traits faciaux.

De même, les observations en neuropsychologie de patients prosopagnosiques avec des lésions uni- ou bilatérales temporo-occipitales postérieures sont contradictoires : certains patients ont conservé une capacité à traiter les informations physiognomiques (Tranel et coll., 1988; Sergent et Villemure, 1989) alors que d’autres montrent certaines difficultés à exprimer des jugements sur l’âge ou le genre des visages (de Renzi et coll., 1989; Bruyer et Schweich, 1991; Carlesimo et Caltagirone, 1995).

Un second aspect important de nos données a été la mise en évidence des patterns d’activation spécifiquement observés pour des traitements du genre et de l’âge sur des visages. Des activités positives, vers 145-185 ms, ont en effet été enregistrées sur une large région fronto-centrale alors que les sujets devaient explicitement ou implicitement catégoriser des visages inconnus en fonction de leur genre ou de leur âge. Ces données confortent l’hypothèse de Bruce et Young selon laquelle l’extraction des traits physiognomiques (genre, âge, race) serait sous-tendue par un même module de traitement, le module d’encodage des informations sémantiques visuellement dérivables.

Si la topographie de ces activités fronto-centrales, associées à un traitement du genre et de l’âge sur les visages, diffère nettement de celle de l’onde N170, elle est, en revanche, proche de la topographie de l’onde VPP (Vertex Positive Potential), ou “P2 vertex”, initialement considérée comme le reflet sur le scalp des mécanismes cérébraux impliqués dans la détection des patterns faciaux (Bötzel et Grüsser, 1989; Jeffreys, 1989; pour revue Jeffreys, 1996). Cette composante n’ayant pas été exclusivement enregistrée pour des configurations faciales, mais également pour d’autres patterns figuratifs, avec toutefois des amplitudes moins grandes (Jeffreys et Tukmachi, 1992), elle a été par la suite considérée comme une contrepartie positive des négativités bitemporales (onde N170) (Bötzel et coll., 1995; Bentin et coll., 1996; George et coll. 1996; pour revue, Bötzel et coll., 1989; Jeffreys, 1996).

La résolution spatiale des PE étant faible et les modélisations dipolaires ne permettant pas encore d’obtenir des résultats univoques sur la localisation des générateurs intracérébraux, il est difficile de savoir si la distribution des activités fronto-centrales vers 145-185 ms associées au traitement du genre et de l’âge sur des visages correspond à celle de l’onde VPP, et est liée à des générateurs cérébraux situés dans la même région que ceux à l’origine de la composante N170. Il se pourrait en effet que les négativités temporales (onde N170) et la large positivité fronto-centrale soient la résultante sur le scalp d’activités liées à des populations neuronales différentes, bien que situées au sein d’une même région corticale inféro-temporale bilatérale, incluant les gyri fusiformes mais également des structures limbiques profondes telles que l’hippocampe et l’amygdale (Allison et coll., 1994b; Bötzel, et coll., 1995; George et coll., 1996; Jeffreys, 1996). Cette hypothèse conforterait l’idée selon laquelle la voie visuelle ventrale est constituée d’une mosaïque de régions corticales, chacune étant fonctionnellement spécialisée, d’une part dans le traitement de catégories d’objets, d’autre part à différents niveaux d’analyse perceptuelle.