2. Peut-on parler d’une sélectivité du système visuel pour les mots et pour les visages ?

Les recherches en neuroimagerie fonctionnelle cérébrale ont largement documenté l’existence d’une spécificité de traitement en fonction des classes d’objets dans la voie d’analyse visuelle inféro-temporale. Il a par exemple été montré que la perception des visages implique sélectivement une aire corticale située dans les gyri fusiformes bilatéraux, cette aire baptisée “Fusiform Face Area” (FFA) par certains auteurs (Kanwisher et coll., 1997; McCarthy et coll., 1997) répondrait préférentiellement à des stimuli faciaux comparativement à d’autres catégories d’objets significatifs ou non. Elle serait située à proximité d’autres aires anatomiquement distinctes, chacune étant fonctionnellement spécialisée dans le traitement visuel de différentes catégories d’objets, tels que des maisons (Aguirre et coll., 1998; Haxby et coll., 1999; Ishai et coll., 1999), des chaises (Ishai et coll., 1999), des outils (Chao et coll. 1999a), ou encore des paysages (Epstein et Kanwisher, 1998). Ces observations ont été confortées par des enregistrements électrophysiologiques intracrâniens et de surface qui ont suggéré l’existence de réponses électrophysiologiques spécifiques à l’encodage structural des patterns faciaux, respectivement la composante N200 recueillie à partir d’électrodes placées à la surface du cortex occipito-temporal ventral, au niveau du gyrus fusiforme latéral (Allison et coll., 1999; McCarthy et coll., 1999; Puce et coll., 1999), et la composante N170 recueillie bilatéralement à la surface du scalp au niveau des régions occipito-temporales (Bentin et coll., 1996; George et coll., 1996).

Contrairement aux résultats obtenus dans certaines de ces études (Bentin et coll., 1996; Liu et coll., 2000), nos données n’indiquent pas de différences d’amplitude significatives entre la composante N170 générée par des visages et celle générée par des mains. Seule, une différence de latence a été observée, l’onde N170 étant légèrement plus précoce pour les visages que pour les mains.

Cette différence, ajoutée à la distribution plus antérieure sur le scalp de la composante N170 pour la classe des mains que pour celle des visages, pourrait toutefois laisser supposer l’activation de populations neuronales distinctes, situées dans une même région corticale inféro-temporale (Figure 50).

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Figure 50. Réponses évoquées moyennées aux électrodes T5 et T6 pour la classe des visages et celle des mains dans la tâche contrôle d’encodage structural. Distributions des composantes N170 correspondantes.

Les amplitudes similaires de l’onde N170 générée par la classe des visages et celle des mains confortent par ailleurs l’hypothèse proposée par Gauthier et collaborateurs (1997, 1999a,b, 2000a,b,c) d’une spécificité anatomo-fonctionnelle liée à un niveau d’expertise. En effet, contrairement aux protocoles expérimentaux ayant examiné les propriétés fonctionnelles de l’onde N170 (ou M170) en fonction des différentes catégories de stimuli, notre protocole ne permettait pas des comparaisons inter-catégorielles. Pour les deux catégories de stimuli biologiques utilisés, visages et mains, les sujets ne pouvaient effectuer que des comparaisons intra-catégorielles situées à un niveau d’analyse subordonnée. Nous pouvons ainsi supposer que les sujets présentaient un niveau d’expertise équivalent pour effectuer les discriminations demandées.

Par ailleurs, les activations fronto-centrales enregistrées vers 145-185 ms pour des traitements du genre ou de l’âge sur des visages n’ont pas été enregistrées pour des traitements similaires sur des mains (Figure 51). Ces résultats indiquent l’existence de mécanismes neurophysiologiques spécifiques du traitement de ces informations sur les visages.

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Figure 51. Activités fronto-centrales enregistrées vers 145-185 ms sur le scalp pour les traitements implicite et explicite du genre et de l’âge sur des visages. Le traitement du genre sur des mains ne génère pas d’activités similaires.

Si les visages et les mains correspondent tous deux à des stimuli biologiques, ils ne sont toutefois pas porteurs de la même information psychosociale. Il est donc possible que les activités fronto-centrales vers 145-185 ms soient le reflet de traitements cognitifs ’sociaux’, le genre et l’âge des visages constituant des indices visuels importants dans la communication psychosociale. Dans cette hypothèse, ces patterns d’activités fronto-centrales pourraient être générés dans l’amygdale et/ou des régions du cortex préfrontal, ces structures ayant très récemment été associées à un rôle important dans la perception et la cognition sociales (Phelps et coll., 2000; Milne et Grafman, 2001; pour revue, Allison et coll., 2000; Keenan et coll., 2000).

N’ayant pas directement comparé au sein d’un même protocole expérimental, l’onde N170 associée aux stimuli faciaux et celle associée aux stimuli langagiers, il est difficile de discuter l’origine de ces deux composantes à la simple vue des cartes de champs de potentiels sur le scalp.

En revanche, le protocole d’étude sur les niveaux de traitement psycholinguistique a permis de comparer les ondes N170 générées par des stimuli verbaux (mots, pseudo-mots, non-mots) et non-verbaux (séquences de symboles alphanumériques, séquences de formes). Les résultats indiquent une onde N170 significativement plus ample sur les régions occipito-temporales gauches pour les stimuli orthographiques et droites pour les stimuli non-orthographiques (Figure 52).

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Figure 52. Réponses évoquées moyennées aux électrodes T5 et T6 pour les stimuli orthographiques (mots, pseudo-mots, non-mots) et non-orthographiques (séquences de symboles alphanumériques, séquences de formes). Distributions des composantes N170 correspondantes.

De plus, les différences observées entre ces deux catégories de stimuli commencent considérablement plus tôt sous l’électrode T5, située sur l’hémiscalp gauche (140 ms) que sous l’électrode T6 (210 ms). Ces observations suggèrent une implication des deux hémisphères dans le traitement visuel des stimuli orthographiques et non-orthographiques, avec, cependant, une nette supériorité hémisphérique gauche pour le traitement perceptif des patterns langagiers.

Ces données confortent des résultats antérieurs issus d’enregistrements électrophysiologiques intracrâniens indiquant que les stimuli orthographiques et non-orthographiques entraînent des composantes N200 dans des régions adjacentes, mais anatomiquement distinctes, situées au niveau des gyri fusiformes médians (Allison, 1994b; Nobre et coll., 1994; McCarthy et coll., 1995). Elles vont dans le sens d’un traitement sélectif visuel précoce du matériel langagier mettant prioritairement en jeu des régions occipito-temporales gauches.