3. Stimuli à forte connotation psychosociale et stratégies de traitement automatique ?

Les activités exclusivement observées pour les visages entre 145 et 185 ms lors de jugements implicite et explicite selon le genre ou l’âge ont deux implications majeures. Tout d’abord, ainsi que nous l’avons vu, elles confortent l’hypothèse de l’existence de mécanismes neurophysiologiques spécialisés dans les traitements faciaux. Par ailleurs, la similarité des effets observés dans le traitement implicite, ne requérant pas ouvertement l’attention du sujet, et le traitement explicite, consciemment réalisé, suggère l’existence de processus d’extraction automatique des informations physiognomiques. Autrement dit, il existerait des stratégies de traitement automatique mises en place pour l’analyse de stimuli à forte connotation psychosociale pour l’Homme, tels que les visages.

Nos études ont également permis d’observer, de manière fortuite, des effets très précoces, entre 45 et 90 ms après le début de la stimulation, sur une large région centro-pariétale. Contrairement aux activités fronto-centrales recueillies entre 145 et 185 ms, ces effets précoces ne semblent pas spécifiques au traitement de stimuli porteurs d’informations sociales puisqu’ils ont été enregistrés pour différentes classes de stimuli biologiques, visages et mains, mais également pour des formes géométriques caractérisées par des différences visuelles saillantes. Ces activités très précoces semblent robustes puisqu’elles ont été plusieurs fois répliquées. Cependant, l’interprétation de leur rôle fontionnel est rendue difficile par des conditions d’observation complexes et variées (Figure 53). Dans les études 1 et 2, des effets précoces ont été enregistrés dans les conditions de catégorisation implicite selon le genre sur des visages et sur des mains, les conditions de catégorisation explicite n’ayant pas induit de telles activités. Dans l’étude 3, ces effets précoces ont été retrouvés dans les conditions de catégorisation aussi bien implicite qu’explicite selon le genre et/ou l’âge sur des visages.

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Figure 53. Effets précoces enregistrés dans les différentes conditions expérimentales entre 45 et 90 ms sur une large région centro-pariétale.

Enfin, dans l’étude 2, des effets précoces ont été enregistrés lors de catégorisation implicite entre deux types de formes géométriques, seulement toutefois lorsque les deux catégories de formes présentaient des différences visuelles saillantes (formes avec des hachures larges vs formes grisées).

MAlgré leur hétérogénéité, ces résultats ne peuvent être occultés d’autant plus que des activités précoces à des latences similaires (inférieures à 100 ms après l’apparition du stimulus) et sur des régions semblables du scalp (centro-pariéto-occipitales) ont été rapportées dans d’autres études magnéto- et électroencéphalographiques chez l’Homme dans des conditions de catégorisation visuelle sur des images naturelles complexes incluant des visages humains (George et coll., 1997; Seeck et coll., 1997; Debruille et coll., 1998; Braeutigam et coll., 2001; VanRullen et Thorpe, 2001).

Contrairement à certaines études dans lesquelles ces activités précoces ont été associées à des phénomènes de répétition en raison de l’utilisation de mêmes stimuli dans des conditions expérimentales différentes (George et coll., 1997; Debruille et coll., 1998), les résultats issus de nos études ne peuvent être totalement expliqués par un tel phénomène puisqu’aucun stimulus n’était répété, excepté dans l’étude du traitement du genre et de l’âge sur des visages (étude 3), dans laquelle les mêmes visages ont été présentés pour être catégorisés explicitement selon le genre et selon l’âge. Dans ce cas seulement, la différence des patterns d’activités obtenus, d’une part dans l’étude sur la perception du genre des visages et des mains (étude 1: effets précoces pour le traitement implicite seulement), d’autre part dans celle sur la perception du genre et de l’âge des visages (étude 3: effets précoces pour les traitements implicite et explicite), pourrait en partie être liée à un facteur de répétition.

Une seconde hypothèse explicative serait d’associer ces effets précoces à des phénomènes d’habituation neuronale au sein du cortex visuel primaire. Une telle hypothèse pourrait expliquer les effets obtenus pour les stimuli non-biologiques, ces effets étant plus marqués pour les formes géométriques caractérisées par des différences visuelles saillantes (formes avec des hachures larges vs formes grisées) que pour celles séparées par des caractéristiques physiques plus fines (formes avec des hachures fines vs formes grisées). Cependant, elle expliquerait beaucoup plus difficilement ces mêmes effets pour les visages ou pour les mains, les visages (ou mains) d’hommes et de femmes, ou les visages jeunes et âgés n’étant pas séparés par des différences physiques saillantes. De plus, il est probable que les différences physiques permettant de distinguer les visages (ou les mains) d’hommes des visages (ou des mains) de femmes sont aussi complexes et variées que celles permettant de différencier les visages d’hommes ou de femmes (ou les mains d’hommes ou de femmes) au sein d’une même catégorie (masculin ou féminin).

Une dernière hypothèse est donc d’associer ces activités précoces à des processus de catégorisation visuelle automatique de bas niveau permettant une distinction rapide et grossière entre différentes classes de stimuli. L’existence de telles contraintes temporelles de traitement remettrait fortement en question l’organisation hiérarchique du système visuel, et plaiderait davantage en faveur d’une organisation en réseau avec un codage distribué de l’information reposant sur le niveau de synchronisation des populations neuronales activées le long de la voie visuelle ventrale et/ou sur des voies d’analyse visuelle extrastriées directes (de type feed-forward) permettant d’accéder très rapidement aux aires visuelles associatives impliquées dans des traitements de plus haut-niveau (Thorpe et coll., 1996; Fabre-Thorpe et coll., 1998, 2001; pour revue Thorpe, 1995). La distribution étendue de ces activités précoces à la surface du scalp pourrait refléter l’activation de générateurs situés dans les aires visuelles primaire (cortex strié) et/ou associative (gyrus fusiforme), ou dans des structures sous-corticales plus profondes, comme le thalamus ou le pulvinar (Clark et coll., 1995; Yoneda et coll., 1995; Clarke et coll., 1999; Grieve et coll., 2000).

Ces activités, a priori indépendantes de la nature de la tâche, pourraient refléter l’existence de processus de catégorisation facilitant la distinction entre des classes d’objets signifiants séparées par des indices visuels saillants (Posner et Petersen, 1990; Braeutigam et coll., 2001; VanRullen et Thorpe, 2001), ou bien l’existence de mécanismes de traitement automatique développés pour certaines classes de stimuli présentant un intérêt psychosocial particulier. Nous pouvons en effet supposer que l’Homme ait développé une expertise d’analyse pour traiter plus en détails et plus en profondeur (Tovée, 1998a, 1998b) et/ou plus globalement et plus rapidement les indices visuels clés permettant d’évaluer en un seul coup d’oeil le genre (Nakdimen, 1984; Brown et Perrett, 1993; Bruce et coll., 1993; Burton et coll., 1993; Hill et coll., 1995; Campbell et coll., 1996; O’Toole et coll., 1998; Perrett et coll., 1998), ou l’âge (Burt et = ; ;=Perrett, 1995) d’un visage, et ainsi d’adapter au mieux son comportement social.