2. L’unité et la diversité de l’oeuvre de Hobhouse.

Si l’on s’en tient aux catégories (divisions de la connaissance en « matières ») qui sont les nôtres presque un siècle plus tard, l’oeuvre de Hobhouse peut sembler au lecteur contemporain déconcertante par sa diversité. Pourtant, comme tente de le montrer cette présentation biographique, elle participerait, plutôt, d’un encyclopédisme fréquent au 19e siècle, vestige de l’idéal de l’« homme universel ». En tout cas, l’oeuvre de Hobhouse témoigne de la tendance en vigueur pendant ce siècle, qui voulait l’unification des sciences sociales dans une science sociale unique, que l’auteur aurait probablement appelée sociologie. Ici, Hobhouse est proche de Bentham, de Spencer ou de Comte21. Ainsi, bien que ses incursions dans les différents domaines de la connaissance (sciences) et de la politique furent plus ou moins réussies, l’oeuvre de Hobhouse possède une caractéristique frappante : elle est à la fois particulièrement variée et particulièrement cohérente. L’auteur est en même temps théoricien politique et acteur dans les réformes socio-politiques, philosophe et journaliste, sociologue et moraliste. En ce sens la pensée hobhousienne est typique de la pensée du 19e siècle où les domaines de la connaissance humaine étaient encore interdépendants22. De cette caractéristique de l’oeuvre découle un dilemme auquel le chercheur est immédiatement confronté, puisqu’il lui faut trouver le moyen d’explorer chacun de ses aspects, sans, pour autant, opérer une fragmentation artificielle de la pensée de l’auteur. En effet, l’oeuvre ne livre tout le sens de la pensée politique de Hobhouse que lorsque tous ses aspects sont envisagés : chacun des domaines explorés est profondément relié aux autres, et c’est souvent dans ces liens mêmes que réside l’originalité et la force de la pensée de Hobhouse. A cet égard, Ginsberg parle de « ‘l’unité essentielle’ » et du « ‘caractère systématique de sa pensée’ 23 ». Il s’agit donc de rendre compte d’une totalité, d’un regard global, en un mot, d’une pensée véritablement politique en ce qu’elle concerne toutes les dimensions de la vie de l’homme dans la cité.

Toutefois, tout exposé nécessite que l’on fasse le choix d’un ordre de présentation, que l’on se résigne, somme toute, à sélectionner une piste qui sera notre début, et, par là, à exposer par un progrès linéaire une oeuvre que l’on serait pourtant tenté de décrire comme circulaire ou globale. Pour cette division, deux axes semblent possibles : on peut adopter la chronologie et rendre compte de la pensée politique de Hobhouse selon un axe diachronique qui sied singulièrement au penseur de l’évolution orthogénique. En effet, l’analyse de la société, à laquelle se livre Hobhouse, repose en grande partie sur un regard porté sur l’histoire en marche. En outre, un tel angle permet de rendre compte du développement de sa pensée de 1893 jusqu’au milieu des années vingt. Mais cette méthode pourrait laisser croire que la pensée varie selon la période, ce qui, justement, reviendrait à nier sa cohésion. La présentation biographique a fait apparaître les circonstances de la formation de la pensée hobhousienne. Si aucune des oeuvres de jeunesse n’a fait l’objet de correction majeure, il semble, néanmoins, qu’un processus d’affinement consistant en un rapprochement avec les principes libéraux, ait permis l’émergence d’une pensée de la maturité, vers les années 1902 (date de son arrivée à Londres) à 1906 (date de l’élection du gouvernement libéral). Par conséquent, sans toutefois exclure les ouvrages antérieurs, notre analyse de la pensée politique de Hobhouse se fondera prioritairement sur les écrits de la maturité.

En revanche, une approche synchronique ou horizontale permet d’insister sur la permanence des thèmes principaux qui sous-tendent la pensée tout au long de la vie de l’auteur. De la même manière, elle permet d’indiquer que tous ses domaines d’études se rejoignent dans une vision d’ensemble qui traduit la conception organique de l’auteur. Mais il faut alors procéder à un découpage thématique au risque de diviser la pensée de l’auteur en des pans indépendants, ce qui serait tout à fait contraire à la conception organique de l’auteur, ainsi qu’au concept original d’harmonie. Toutefois, s’il ne nous semble pas qu’il existe un fil d’Ariane qui nous conduirait à travers l’oeuvre en restant absolument fidèle à son esprit, le recul permet de juger que la contribution la plus importante de l’auteur à l’histoire des idées est de nature politique. C’est pourquoi nous avons choisi d’intituler le présent ouvrage « La pensée politique de Leonard Trelawny Hobhouse ». En effet, une politique, même lorsqu’elle est fondée sur une philosophie, comme c’est le cas de celle de l’auteur, suppose un rapport au concret, une applicabilité. Or, pour paraphraser Karl Marx, Hobhouse n’est pas seulement un philosophe qui veut interpréter le monde, il s’agit pour lui de le transformer. On peut donc concevoir Hobhouse comme un penseur qui, armé de traditionnels outils conceptuels, produits d’une éducation classique, se tourne vers la question de la réforme sociale. En ce sens, sa pensée participe d’une tendance générale, selon laquelle « la philosophie, la religion, la science, la pensée politique et la pensée sociale commençaient à se concentrer sur le « problème social » et en venaient aux mêmes conclusions quant aux solutions possibles24 ». L’établissement d’une politique sur une base aussi large aurait été typique d’une époque :

‘In the thirty years’ span before the first World War, social policy, far from being an automated response to political exigencies, was the product of a highly ideological age, when basic ethical values, ground principles of social action, were being moulded out of intense and searching discussions. (Freeden I, 249)’

Il existe, dans l’oeuvre de Hobhouse, un mouvement vers la résolution des difficultés sociales, que l’on peut illustrer en allant des aspects les plus abstraits de la pensée de l’auteur vers les applications pratiques. Ainsi on peut partir des concepts fondamentaux, qui sont présentés dans la première partie, pour montrer, dans la deuxième partie, en quoi ils engendrent un programme de réforme politique et sociale.

Notes
21.

 Voir René DAVID dir., « Social Sciences », Encyclopaedia Britannica, Chicago, Encyclopaedia Britannica, 1987, 27, pp. 365-414.

22.

 Voir M. FREEDEN, The New Liberalism, p. 6. Cet ouvrage est désormais abrégé Freeden I.

23.

Hobson/Ginsberg p. 99 : « The essential unity and systematic character of his thought ».

24.

 Freeden I, p. 6 : « Philosophy, religion, science social and political thought were all beginning to concentrate on the issues relevant to the ‘social problem’ and often arrived [...] at similar conclusions regarding possible solutions. »