2.2. La raison : définition

Hobhouse prétend que la plupart des êtres agissent en fonction de ce qu’il nomme des « impulse-feelings » qui sont héréditaires et proches de l’instinct. Il appelle « impulsion » (impulse) ce qui est à l’origine de l’action spontanée dont est capable tout être vivant, même ceux qui sont tout à fait dénués d’intelligence, donc mus par leur seul instinct. Le sentiment/sensation (feeling)52 est caractéristique des êtres vivants qui modifient leur comportement en fonction de l’expérience. En effet, les animaux qui sont susceptibles de ressentir ne serait-ce que la sensation de douleur, ne sont pas exclusivement régis par l’instinct, puisque leur capacité à ressentir fait qu’ils révisent leurs comportements. Le rôle de l’instinct, ou de sa manifestation l’impulsion-sensation (impulse-feeling), est de permettre la survie de l’espèce et non de l’individu : « ‘[...] l’impulsion et la sensation/sentiment ont tous deux, dans cette mesure [où ils servent à des actions qui concernent les autres] une nature d’origine altruiste ou sociale’ 53. » Le raisonnement débute par cette affirmation, dont il faut souligner l’originalité, à une époque où l’évolutionnisme est en vogue, et où l’on est donc enclin à penser que l’homme est naturellement égoïste et tend instinctivement vers sa survie. Néanmoins, elle est présentée comme un fait scientifiquement avéré pour ceux qui comprennent bien les principes de la biologie, car elle se fonde sur l’observation minutieuse du comportement des animaux et des hommes entrepris par Hobhouse. Cette affirmation renferme, en outre, plusieurs implications. Notamment qu’il existe une « nature » ou, du moins, une réalité humaine spontanée et que celle-ci présente un caractère social qui est ancré dans les sentiments fondamentaux ou impulsions, ce qui indique à nouveau que le lien individu/société est essentiel, et rappelle que cette conception de l’individu sous-tend toute la pensée de Hobhouse. Néanmoins, pour l’heure, nous nous contenterons avec l’auteur de considérer l’évolution vers la raison qui s’opère comme suit :

Plus le degré de conscience de l’être54 est développé (l’homme est l’être qui possède le plus haut degré de conscience), plus la capacité d’apprendre et, par là, de modifier non seulement son comportement mais aussi les sentiments qui déclenchent l’action, est grande. Ainsi, les sentiments55 sont de plus en plus nombreux et complexes au fur et à mesure de l’évolution. Pour éviter la contradiction, et le comportement absurde qui en découlerait, les sentiments s’organisent de manière synthétique : « ‘Nous verrons que la fonction de la Volonté (Will) est de créer l’unité de nos volontés (volitions), de même que la fonction de la volonté (volition) était d’unifier les désirs’ 56. » Par exemple, les impulsions instinctives sont modifiées par l’expérience du plaisir et de la douleur : l’apprentissage de ce qui est douloureux et de ce qui est source de plaisir, permet à certains êtres vivants, dont les hommes, d’anticiper le plaisir ou la douleur et engendre donc l’évolution de l’impulsion en désir.

À ce stade de l’évolution, la motivation de l’action n’est plus l’impulsion mais la finalité de l’action. Ainsi, on en vient à un stade de développement téléologique : «  ‘L’expérience réorganise en grande partie l’impulsion ou suggère de nouveaux moyens pour des fins identiques’ 57. » Si certains animaux atteignent ce stade, seul l’être humain rationalise ses impulsions (impulses), désirs (desires), sentiments (feelings), volontés (volitions) à la faveur de la forme ultime du sentiment qui s’est élaborée grâce à l’expérience : la Volonté (Will) ou en d’autres termes la raison pratique (Practical Reason 58). « ‘Nous sommes donc amenés à concevoir le sentiment comme un mode de conscience dont la fonction biologique est de gouverner l’impulsion’ 59. »

Notes
52.

 Ici c’est « sensation » qui semble être la meilleure traduction mais d’autres occurrences du terme « feeling » seraient mieux traduits par « sentiment », d’où la double traduction.

53.

 TRG p. 42 : « The logical consequence to be draw from biological principles properly understood, is that from the first both impulse and feeling alike, then, may to this extent [that they are “directed to acts in which others are concerned”] be from their origin altruistic or social in character. »

54.

 Hobhouse entend par « être » les hommes comme les animaux. Pour la validité de l’argument il est utile de parler de ces derniers : ils ne sont, certes, pas doués de raison, mais ils modifient leur comportement en fonction de l’expérience. La raison n’apparaît donc dans la chaîne de l’évolution qu’après l’expérience et ce n’est donc pas elle qui rend l’expérience possible.

55.

 Dont les impulse-feelings sont la forme primaires/ primitives mais il existe des sentiments plus élaborés : «  [...] the term feeling so used is to include the emotion that governs the simplest impulse. » TRG p. 50.

56.

 TRG p. 46 : « It will be seen that the function of the Will is to bring unity into our volitions, as the function of volitions was to unify desires. »

57.

 TRG p. 51 : « Experience largely remodels impulse, or suggest new means to the same ends. »

58.

 TRG p. 51.

59.

 TRG p. 42 : « We are led, then, to conceive of feeling as a mode of consciousness, the biological function of which is to govern impulse. »