4.2. L’harmonie : la nature humaine ?

Cet amalgame peut fournir l’occasion d’un regard critique sur le concept d’harmonie qu’il semble important d’envisager, puisque l’harmonie constitue le postulat dont partent toutes les démonstrations de la politique hobhousienne. Ainsi l’ambiguïté du terme révèle le fait que l’harmonie est en chacun de nous au moins à l’état de possible : la nature organique/harmonique de l’individu et du monde traduit leur disposition à établir une société harmonique. En effet, la conception organique (« ‘l’harmonie comme attribut de la nature systématique de la réalité’ ») permet à Hobhouse d’affirmer implicitement le caractère nécessaire de l’harmonie (« ‘objet souhaitable de la politique sociale’ »). Or, comme nous le verrons en deuxième partie, Hobhouse nie la notion d’une nature humaine dans laquelle se fonderaient les droits naturels, afin de se débarrasser de l’idée d’une prééminence de l’individu sur le collectif. Mais il apparaît qu’il lui substitue, en fait, la conception organique qui, en tant qu’attribut de la nature de la réalité, forme la nature de la raison, donc de la volonté, et, par extension, de l’individu. Dans ce silence de la philosophie de Hobhouse sur le passage de la conception organique à l’harmonie, on trouve donc des traces d’une idéologie qui allègue une immanence de l’harmonie et implique qu’une organisation des individus en communauté harmonique n’est, finalement, qu’une actualisation de leur nature. A ce point, Hobhouse n’est guère éloigné des théories fondatrices du libéralisme qui prétendent que le libre-développement de l’individu mène spontanément au bonheur et à la prospérité de la société, et le déroulement du progrès hobhousien (voir chapitre 2) n’aurait rien de très original. Il devient alors difficile de comprendre a priori comment une pensée politique construite sur le concept d’harmonie peut prétendre justifier la nécessité d’une intervention pour réguler la société.

Toutefois, on peut, à l’inverse, retenir du concept d’harmonie qu’il permet de décrire l’individu, qui est resté souverain selon une conception libérale dont Hobhouse n’a aucunement prétendu s’écarter, comme un être « interconnecté » à autrui et dont la réalisation n’a pas lieu de manière indépendante. Ainsi dès l’avènement de la rationalité, c’est-à-dire de la prise de conscience de la nature organique de la réalité, l’individu ne pourrait plus concevoir son destin hors de celui de l’humanité toute entière. Par conséquent, la société humaine n’est plus régie par « la main invisible » qui guide les égoïsmes individuels vers le Bien Commun, mais l’actualisation de la nature organique de l’individu le fait renoncer à l’égoïsme. Hobhouse échappe à la difficulté de l’individualisme ontologique qui postule la primauté des individus dont la société est dérivée secondairement76. Le « collectivisme » (en tant que conception des rapports de l’individu à la communauté) est inhérent à l’« individualisme » (en tant que conception de l’individu) hobhousien. Par conséquent, l’intervention de l’État, organe représentatif à la fois de la communauté et de l’individu, est précisément l’expression de la volonté de l’individu et ne peut pas déboucher sur un conflit. Ainsi, même si Hobhouse reconnaît qu’il s’agit là d’une représentation idéale, c’est-à-dire d’un monde de l’harmonie réalisée, il reste que la société actuelle est ce monde en puissance, et que l’égoïsme doit y être décrit comme participant de la disharmonie (disharmony). Dans la société actuelle, le but de l’intervention n’est pas de contraindre la nature humaine, puisqu’il s’agit de permettre l’évolution de l’individu pour qu’il devienne un être rationnel et moral.

Notes
76.

 J. MEADOWCROFT, « Neutrality, perfectionism, and the new liberal conception of the state », in SIMHONY Avital dir., WEINSTEIN David dir., The New Liberalism, pp. 115-136 : « As ontological individualists, liberals are supposed to be committed to the idea that individuals are primary and society is derivative. » p. 116.