1.3. Importance de la tradition dans le développement

Ainsi, il semble que l’harmonie soit la manifestation d’une vision holistique, qui ne conçoive pas la notion de rupture et dont le corollaire est une méthode d’étude caractéristique et systématique qui consiste à considérer tout phénomène sous un aspect historique, ce qui permet d’insister sur le fait qu’il est issu d’une modification et que les phénomènes qui l’ont précédé étaient indispensables à son apparition. L’analyse hobhousienne typique s’attache à montrer que si le changement est nécessaire, il n’est possible que grâce à la continuité historique. C’est cette idée qui est présente dans la notion de tradition. Selon Schnorr, Hobhouse aurait utilisé ce concept pour répondre à celui d’héritage et pouvoir ainsi contredire la pensée des darwinistes sociaux79. La tradition diffère de l’héritage parce qu’elle résulte de l’interaction entre les individus et non pas, comme ce dernier, de leur prétendue nature. Contrairement à l’héritage biologique, elle n’est pas figée mais constitue une influence sur les individus qui eux-mêmes l’influencent à leur tour, et c’est sur cette relation qu’est fondée l’évolution :

‘The lines on which custom is formed will, however, be determined in each society by no reasoned principle, but by the pressures, the thousand interactions of those forces of individual character and solid relationship which never cease re-moulding what they have made80.’

Or, chronologiquement, la tradition, que Hobhouse appelle « coutume » lorsqu’il s’agit des sociétés primitives, est le premier lien social :

‘La valeur accordée par Hobhouse à la tradition dans ses écrits sur la théorie de l’évolution est remarquable. Dans Morals in Evolution il définit « la tradition sociale » comme « le facteur dominant dont dispose la société pour exister, puisque ce n’est qu’en se conformant à la coutume que les hommes peuvent se comprendre, que chacun sait comment l’autre agira dans des circonstances données et, sans cette mesure de compréhension, la réciprocité, qui est le principe vital de la société, disparaît81. »’

La tradition est indispensable à l’existence de la société et puisque, comme nous l’avons vu ci-dessus, elle est intrinsèquement évolutive, elle incarne, par conséquent, la possibilité de progrès. Le concept de tradition est donc défini comme étant aux antipodes du conservatisme :

‘[...] there is progress just where the factor of social tradition comes into play and just so far as its influences extends. If the tradition is broken the race begins again where it stood before the tradition was formed82.’

Hobhouse opère ici un renversement conceptuel et prive certains de ses contradicteurs philosophiques et de ses adversaires politiques de leurs propres arguments, en annulant la contradiction entre le traditionalisme et la conception progressiste. Pour ce faire, il procède conformément à l’approche rationnelle qu’il a lui même énoncée, puisque cette définition de la tradition lui permet d’« interconnecter » (de pratiquer l’interconnexion) ces deux courants de pensées généralement considérés comme opposés. La synthèse qui en résulte affirme la cohérence de la nécessité du progrès et de l’impératif de la tradition :

‘Progress is sure and continuous in proportion as it depends on the principle of tradition, i.e. in proportion as the gains of the past can be handed on and form a capital for advancing the operations of the future83.’
Notes
79.

 Voir chapitre 4, section 2.3.

80.

 Morals in Evolution cité par Schnorr p. 352.

81.

 Schnorr p. 352 : « Es ist bemerkenswert, welchen Stellenwert Hobhouse der Tradition in seinen evolutionstheoretischen Schriften zuweist. In “Morals in Evolution” bestimmt er “social tradition” als “the dominating factor in the regulation of society to exist, since it is only through the general conformity to custom that men can understand each other, that each can know how the other will act under given circumstances, and without this amount of understanding the reciprocity, which is the vital principle of society disappears. »

82.

 Social Evolution and Political Theory cité par Schnorr p. 353.

83.

 Morals in Evolution cité par Schnorr p353.