2.2.3. Évolution linéaire

Les réserves émises, par Collini notamment, sur la valeur scientifique des travaux de Hobhouse semblent justifiées96 ; néanmoins, ainsi que nous l’avons vu, les insuffisances de l’argumentation de l’auteur s’expliquent aussi par le contexte idéologique, puisque l’époque n’encourageait guère au recul face à la notion de progrès systématique. Nous les avons cependant soulignées parce qu’elles révèlent la faiblesse d’un point pourtant crucial de la théorie du développement. En effet, cette dernière comporte une distinction essentielle entre l’évolution et le progrès, dont Hobhouse soutient que l’une est inhérente à l’humanité tandis que l’autre est une possibilité. Or, si le sens de l’histoire nous est connu, et si le progrès est un fait historique comme le montre justement l’histoire de l’évolution sociale, alors il apparaît que la dite distinction n’est guère convaincante. De nombreux passages de l’oeuvre lui sont pourtant consacrés, car elle constitue un enjeu de taille, puisqu’elle permet de réfuter l’idée que l’évolution biologique (donc inexorable) équivaut de facto au progrès et ainsi de justifier in fine l’urgence d’une action réformatrice, c’est-à-dire d’une intervention volontaire pour permettre le progrès.

Ces passages fournissent des précisions qui, sans aller jusqu’à démentir le bien-fondé des critiques évoquées dans le paragraphe précédent, peuvent permettre de les nuancer : Hobhouse insiste fréquemment sur le fait que l’évolution n’est pas linéaire et qu’elle ne correspond pas systématiquement à un progrès : « ‘le fait que la société a évolué ne prouve pas qu’elle a progressé’ 97. » Mais, lorsqu’il y a progrès, c’est-à-dire lorsque l’auteur constate effectivement un renforcement du caractère harmonique de la société, il ne nie pas que celui-ci participe d’une « ‘force agissante permanente dans l’histoire humaine qui sous-tend les diverses formes d’union et inspire chaque effort de coopération’ 98 ».

En somme, l’histoire nous montre le progrès comme une puissance intrinsèque, et non comme une réalité avérée. Le progrès n’est ni un hasard de l’évolution, puisque la substance dont est issue le progrès existe dans l’humanité, ni une nécessité. Par exemple, l’exogamie, dont traite brièvement l’auteur lors de l’examen des sociétés primitives, est une impulsion (impulse) spontanée qui a eu pour conséquence la croissance et la survie du groupe, la création de liens entre les individus et les groupes, puis le passage au deuxième stade social. Elle est donc un facteur du progrès, dont rend compte l’histoire du développement social. Néanmoins, son potentiel progressiste est entravé par une propension contraire, l’endogamie, qui a contribué à l’évolution mais qui n’a pas permis le progrès.

‘These two tendencies run through society from first to last, and the latter is of high importance, particularly in relation to the colour question at the present day. It is hardly too much to say that early communities are founded on exogamy and separated from one another by endogamy99.’

Hobhouse décrit donc le progrès comme une tendance plutôt qu’un mécanisme systématique, car la complexité des conditions du développement rend impossible l’avènement d’un monde parfait. Ainsi, « ‘rien sinon l’omniscience ne pourrait établir une harmonie’ ‘ parfaite’ 100 » ou un progrès ininterrompu : « ‘la théorie de progrès continu et automatique est impossible’ 101. » En effet, le progrès dépend, d’une part, du développement effectif de chacune des sous-parties qui forment l’ensemble de la société et, d’autre part, de la réalisation de la synthèse de ces dernières. L’auteur constate ainsi que le développement peut souvent n’être que partiel. Un phénomène social peut connaître un développement propre qui peut restreindre, voire empêcher, d’autres développements. Ces divergences ou conflits sont contraires à l’harmonie et constituent donc une entrave au progrès :

‘Thus on every side history presents us not with a balanced movement towards the full development of communal life, but with a diverse multitude of partial advances and countervailing losses which spell eventual arrest, retrogression and decay. (SD 84)’

Par exemple, l’auteur constate que certains événements contemporains, comme la première guerre mondiale et la situation politique nationale et internationale qui la suivit, sont des manifestations disharmoniques qui suffisent à faire douter du progrès accompli par l’humanité et interdisent de considérer le progrès de l’histoire comme une certitude a priori : ‘« Ainsi pour ceux de notre époque l’histoire se termine sur un problème’ 102. » Ainsi, on ne peut, en aucun cas, soupçonner Hobhouse d’avoir, délibérément ou non, pratiqué un tri et de n’avoir gardé que les faits qui corroboreraient une vision par trop optimiste du sens de l’histoire. L’oeuvre de l’auteur, ainsi que sa correspondance privée, laissent, en effet, souvent transparaître un sentiment qui confine au découragement, particulièrement face aux événements politiques intérieurs et internationaux contemporains103. Néanmoins, l’auteur affirme que l’étude des faits, en pratiquant l’examen de l’ensemble de l’histoire de l’évolution sociale, permet de réfuter ces doutes : « ‘Pourtant quand on fait les comptes, on a réalisé quelque chose de substantiel’ 104. » Par conséquent, il semblerait que l’interprétation qui consiste à reconnaître que le rôle de l’expérience est bien au coeur de la théorie de Hobhouse, demeure crédible : c’est celle-ci qui permet au penseur de prendre le recul nécessaire pour ne pas sombrer dans le pessimisme auquel invitaient surtout la marche vers le conflit mondial ainsi que la guerre elle-même. Cependant, il demeure également cohérent de maintenir que l’analyse progressiste hobhousienne de l’histoire de l’humanité, reflète avant tout une conception métaphysique de l’histoire, à laquelle les recherches sociologiques sont subordonnées :

‘It was then that the support of a theory of Progress was most needed, a theory, moreover, which would not be discredited by the short-term disasters and temporary set-backs to which the world was all too prone. Hobhouse could not bear to walk the tightrope of reforming politics without the security of a metaphysical safety-net, and it was the tension within his own personality which gave such an intensity to his persistent and single-minded effort to create one. (Collini LS 170)’

En conclusion, il convient de rappeler que quelle que soit la validité scientifique de la théorie de progrès de Hobhouse, elle constitue le lien nécessaire entre la philosophie sociale et la politique réformatrice et est, à ce titre, un aspect fondamental de l’oeuvre. Si Hobhouse l’a nuancée en précisant que l’évolution de l’humanité ne témoignait pas d’un progrès constant, la thèse d’un progrès global restait indispensable à la cohérence de son système.

Notes
96.

 Collini LS p. 151 : « Although Hobhouse’s initial concern was the formulation of an ostensibly scientific theory of evolution, he was, [...] essentially dressing up some familiar philosophical notions in fashionable scientific clothes. »

97.

 L. T. HOBHOUSE, Social Evolution and Political Theory p. 8 : « The fact that society has evolved is no proof that it has progressed. ». Cet ouvrage est désormais abrégé « SE ».

98.

 Ginsberg p. 140 : «  [...] a permanent driving-force in human history lying behind the various forms of union and inspiring every effort of co-operation. »

99.

 Social Development, p. 19. Cet ouvrage est désormais abrégé « SD ».

100.

 SD p. 69 : «  [...] nothing short of omniscience could establish a perfect harmony. »

101.

 SE p. 160 : « The theory of continuous automatic inevitable progress is impossible [...]. »

102.

 SD p. 31 : « Thus for those of our time history ends in a problem. »

103.

 A ce sujet voir la troisième partie.

104.

 SD p. 90 : « Yet when the balance is struck something substantial has been achieved. »