3.2.2. Définition du concept « d’évolution orthogénique »

En fait, selon Hobhouse, c’est exactement lorsque l’esprit commence à influencer l’évolution que s’effectue le passage au progrès ou, pour reprendre le terme employé par l’auteur pour décrire précisément cette participation de l’esprit à l’évolution, à « l’évolution orthogénique » (orthogenic evolution). Le parallèle entre le niveau d’évolution des espèces, que l’auteur mesure selon leur degré d’intelligence, et la possibilité de progrès est, en effet, explicite :

‘[...] the replacement of instinct by intelligence as the guide of life means a complete revolution in the rate of change [...] It is under the guidance of intelligence that progress can become the normal condition109.’

Effectivement, le progrès requiert la prise de conscience de la finalité des actions. Comme il a été dit au chapitre 1, le mouvement vers la rationalité implique que l’esprit peut envisager des buts de plus en plus éloignés et, par là, déterminer ses actions, parce qu’il comprend toujours mieux les liens qui relient les phénomènes entre eux au sein de la réalité organique. Cette compréhension permet d’échapper aux contradictions génératrices de disharmonie :

‘If we suppose the most perfect insight into social conditions and the most complete control over them, the result will simply be the most perfect understanding of what we can and what we cannot do. (SE 158)’

Par conséquent, le progrès est l’effet d’une action déterminée ; il dépend de la volonté de progresser. L’homme participe consciemment, donc volontairement110, à l’amélioration de son environnement social :

‘L’évolution, au strict sens biologique du terme, est pour Hobhouse un mouvement qui, tant qu’il n’est pas dirigé, reste en dessous des possibilités de l’homme, c’est-à-dire de ses possibilités de l’influencer. Le progrès, quel que soit sa forme individuelle, n’est pas engendré par un automatisme irrésistible du type du combat darwinien pour la survie, mais possède une forme et un aspect qui a une logique dont les hommes sont et peuvent être responsables111.’

Hobhouse déduit du concept d’évolution orthogénique qu’il n’y a pas de développement harmonique112 de la société sans la participation consciente des individus. Le progrès demeure également partiel et incomplet si l’ensemble des individus qui composent la société ne parvient pas à mener des actions concertées :

‘Though mind is the moving force in social change, it is not a unitary mind, but mind acting in millions of distinct centres, as many centres as there are individuals, that it is only as far as individuals understand one another that they come to act with one purpose, that the supreme problem is always to get them to understand one another. (SD 207)’

Dès lors le développement de la raison individuelle, bien que nécessaire, ne suffit pas au progrès. Celui-ci consiste plus exactement en un développement conjoint de la raison et de l’organisation sociale, qui permet, notamment, l’harmonisation des efforts individuels. Il semble, en effet, que la conception hobhousienne du progrès soit celle d’un progrès de la raison dans une société collectiviste et participative :

‘What we call progress in evolution, or the evolution of higher types, we take to be identical with the advance of organisation. History, if it has a meaning, is a record of the process by which elements of value and rational purpose have come to make themselves good by organised coherence. What we call the progressive organisation of life is, therefore, for us an evolutionary process, and the only evolutionary process of value113.’

Cette conception comporte une difficulté formelle particulière. En effet, Hobhouse n’a pas recours à la notion de « super-esprit114 » qui serait immanent à la société, car l’expérience de la réalité, dont il refuse de se départir même lorsqu’il s’agit d’élaborer des concepts métaphysiques, enseigne que la raison ne se développe pas en dehors de l’esprit de l’individu. Pourtant sa théorie du développement harmonique requiert une unification de la raison (ou de la volonté) afin que disparaissent les contradictions possibles entre les esprits des individus, qui sont contraires à l’harmonie. Il s’agit donc de montrer comment celle-ci est possible. Un élément de réponse est fourni par le fait que l’individu est influencé par son environnement social tout autant qu’il l’influence lui-même. Parce que cette interaction est permanente, il est tout aussi absurde de concevoir la pensée comme le produit du seul individu que comme existant indépendamment de ce dernier. Ainsi, s’il n’y a pas d’esprit hors de l’individu, il n’en demeure pas moins d’origine sociale :

‘[...] though there is no thought except in the mind of an individual thinker , yet the thought of any generation, and indeed of each individual in his generation, is a social product. (SE 94)’

De plus, il n’existe qu’une rationalité ; par conséquent, si l’esprit de chacun accède à celle-ci, l’unification aura lieu et d’autant plus que, capable d’appréhender une dimension toujours plus large de la réalité, la raison peut concevoir des buts toujours plus fédérateurs qui, à leur tour, renforceront la cohésion des esprits individuels.

Notes
109.

 L. T. HOBHOUSE, Mind In Evolution, .p 403.

110.

 Rappelons l’identité de sens entre volonté (Will) et Raison Pratique.

111.

 Schnorr p. 305 : « Evolution im strengen naturwissenschaftlichen Verständnis ist für Hobhouse eine Grösse, die, sofern sie ungerichtet ist, hinter den potentiellen Möglichkeiten des Menschen, konkret seinen Möglichkeiten einer Beeinflussbarkeit, zurückbleibt. Fortschritt, wie immer dieser in Einzelfall aussehen mag, ist des den Menschen >überwältigendes< Automatismus eines darwinistischen Kampfes um das Dasein, sondern unterliegt einer Form und Gestaltbarkeit, für deren >Logik< Menschen verantwortlich sind und sein können. »

112.

 Nous utilisons le terme « harmonique » comme adjectif d’« harmonie » au sens hobhousien.

113.

 Collini LS p. 175 : il cite Hobhouse.

114.

 Voir chapitre 4, section 1.3.2.3.