2.1.4. Les principes du libéralisme selon Hobhouse

2.1.4.1. Définition des principes

Afin de démontrer l’authenticité de cette parenté, la stratégie hobhousienne se fonde, comme nous l’avons écrit, sur l’affirmation d’une communauté de principes, qu’il se propose de préciser dans Liberalism, puisque, selon lui : « ‘il est vrai qu’en Angleterre, où les hommes sont enclins à être réservés et maladroits dans le domaine de la théorie, le mouvement libéral a souvent cherché à se passer de principes généraux’ 149. » Cette démonstration, de manière caractéristique, est effectuée grâce à la méthode qui consiste à envisager l’évolution du libéralisme lors des siècles précédents, donc à étudier ses manifestations historiques, dans un premier temps, puis à désigner comme éléments du libéralisme les idées communes à toutes ses formes ou manifestations historiques. Une telle démarche reste, apparemment, fidèle à la philosophie de la connaissance de l’auteur ; Hobhouse ne conçoit pas, en effet, d’idée préalable, c’est de l’expérience du libéralisme que l’on déduit ses principes :

‘The modern State, as I shall show, goes far towards incorporating the elements of Liberal principle, and when we have seen what these are, and to what extent they are actually realized, we shall be in a better position to understand the essentials of Liberalism, and to determine the question of its permanent value. (Lib 9)’

Cette méthode produit, dans un premier temps, une définition très large du libéralisme. Il est décrit comme une lutte contre le gouvernement arbitraire et pour un État de droit avec souveraineté démocratique. Il milite en faveur de la liberté universelle (liberty for an entire community 150), qui comprend la liberté fiscale, personnelle, la liberté de penser, et d’exprimer ses pensées ainsi que la liberté religieuse, sociale, économique, familiale (domestic liberty), locale, raciale et nationale, de même qu’internationale et politique. Le deuxième chapitre de Liberalism, intitulé « The Elements of Liberalism » où sont énumérées les libertés, est significatif. Ces principes sont a priori forcément fédérateurs, seules les applications politiques qui peuvent en découler peuvent engendrer des divergences. Par exemple, la liberté économique est un élément que revendiqueraient tous les libéraux, classiques ou nouveaux ; mais si tous s’accorderaient probablement à reconnaître le bien-fondé du mouvement en faveur du libre-échange au 19e siècle, est-il possible d’affirmer que les interventions de l’État dans le domaine économique et social à la même époque ne s’opposaient pas aux principes libéraux classiques ? La réponse de Hobhouse à pareille question est typique, elle prétend que les libéraux ont, avec l’expérience que confère le temps, fini par se rallier à une politique interventionniste :

‘For a while it seemed as though wholly unrestricted industrial enterprise was to be the progressive watchword, and the echoes of that time still linger. But the old restrictions had not been formally withdrawn before a new process of regulation began. The conditions produced by the new factory system shocked the public conscience; and as early as 1802 we find the first of a long series of laws, out of which has grown an industrial code that year by year follows the life of the operative, in his relations with his employer, into more minute detail. The first stages of this movement were contemplated with doubt and distrust by many men of Liberal sympathies. The intention was, doubtless, to protect the weaker party, but the method was that of interference with freedom of contract. Now the freedom of the sane adult individual -even such strong individualists as Cobden recognized that the case of children stood apart- carried with it the right of concluding such agreements as seemed best to suit his own interests, and involved both the right and the duty of determining the lines of his life for himself. Free contract and personal responsibility lay close to the heart of the whole Liberal movement. Hence the doubts felt by so many Liberals as to the regulation of industry by law. None the less, as time has gone on, men of the keenest Liberal sympathies have come not merely to accept but eagerly to advance the extension of public control in the industrial sphere, and of collective responsibility in the matter of the education and even the feeding of children, the housing of the industrial population, the care of the sick and aged, the provision of the means of regular employment. On this side Liberalism seems definitely to have retraced its steps, and we shall have to inquire closely into the question whether the reversal is a change of principle or of application. (Lib 17)’

La façon dont Hobhouse traite de la question de la liberté économique fournit un bon exemple de la méthode qu’il utilise dans sa définition du libéralisme. L’extrait ci-dessus ne peut, en effet, être précisément réfuté du point de vue historique, ne serait-ce que parce qu’il porte sur un champ très large. Par conséquent, d’une part, il demeure trop général pour permettre la réfutation sur des points précis, d’autre part, il permet d’opérer une sélection parmi les faits historiques, qui semble favorable à la thèse de l’auteur. Cependant, celui-ci ne prétend pas être un historien et n’a, apparemment, recours à l’histoire qu’en guise d’introduction. Par conséquent, le lecteur est enclin à accepter les justifications de l’auteur quant à la brièveté des résumés et à ne pas porter sur elles un regard particulièrement critique :

‘I cannot here attempt so much as a sketch of the historical progress of the Liberalizing movement. I would call attention only to the main points at which it assailed the old order, directing its advance. (Lib 10)’

Pourtant, ces introductions sont cruciales parce que la méthode revendiquée par l’auteur consiste à déterminer une situation actuelle pour définir ensuite les mesures politiques requises par cette situation. L’introduction historique est une légitimation de l’analyse politique qui lui succède, elle est le terrain empirique sur lequel se fonde la théorie et est considérée par l’auteur comme une étude d’ordre sociologique, donc scientifique. Or, une lecture plus approfondie du passage examiné (Lib 17) révèle, par exemple, plusieurs faiblesses d’argumentation qui sont courantes dans l’oeuvre et qui impliquent une certaine orientation des faits historiques. A ce sujet, Collini a parlé d’une réécriture de l’histoire du libéralisme151. Dans la présentation de l’histoire du principe de liberté économique, on peut, en effet, entrevoir une méthode qui a pour conséquence de réduire l’écart entre les conceptions des libéraux classiques et des « nouveaux libéraux ». Les événements qui corroborent la communauté de principes sont interprétés comme participants d’une tendance régulière (par exemple, la loi de 1802 sur les parish apprentices est « la première d’une longue série de lois152 »), ce qui, dans ce cas, souligne le caractère inéluctable et consensuel du phénomène de la croissance de l’État. A l’inverse, Hobhouse choisit de minimiser les désaccords ; il préfère, par exemple, employer les termes « doutes » (doubts) « méfiance » (mistrust) qui sous-entendent que les libéraux n’étaient pas résolument opposés à l’esprit des lois sur le travail. La question qui conclut ce passage apparaît, finalement, bien rhétorique puisque le lecteur devine que les recherches approfondies153 mettront en évidence ce qui est déjà prévisible, à savoir que le « renversement » (reversal) de la conception de la liberté économique, désormais présenté comme un fait établi, n’équivaut pas à un changement de principe.

Notes
149.

 Lib p. 24 : « In England, it is true, where men are apt to be shy and unhandy in the region of theory, the Liberal movement has often sought to dispense with general principles. »

150.

 Lib p. 11.

151.

 Collini LS p. 97 : « in rewriting the history of Liberalism ».

152.

 Lib p. 17 : « the first of a long series of laws ». Cette loi concernait la durée et les conditions de travail.

153.

 Ibid. : « [...] we shall have to inquire closely into the question whether the reversal is a change of principle or of application. »