3. La conception organique : un collectivisme altruiste

3.1. L’origine scientifique de la conception organique

L’éthique est, une nouvelle fois, la caractéristique de la définition hobhousienne. Elle permet de distinguer la pensée de l’auteur des autres courants qui se saisirent de l’argument scientifique pour justifier une politique collectiviste. Selon Hobhouse, les sciences sociales et biologiques montrent que le progrès dépend de l’altruisme ou de la moralité de l’individu. Il ne suffit donc pas d’une organisation sociale fondée sur une méthode scientifique pour permettre le progrès social. Celui-ci réside aussi, comme nous l’avons plus haut, dans le progrès individuel vers l’idéal éthique. Si la progression de la rationalité implique un contrôle croissant sur l’environnement, il passe chez Hobhouse par la découvert du principe harmonique ou, en d’autres termes, par la prise de conscience de l’inter-dépendance des parties. Le progrès n’a donc lieu que si chacune des parties (individus) progresse.

Toutefois, la conception organique, qui sous-tend ces affirmations, témoigne, elle aussi, de l’influence scientifique. En effet, comme le montre E. Yeo, la métaphore corporelle de la société est un thème ancien mais « ‘à partir de 1850, [elle] s’est combinée à un discours biologique et les figures de rhétorique se sont transformées en vérité scientifique’ 236 ». A nouveau, les divers courants idéologiques proposèrent des applications différentes de la science biologique à la science sociale : certains systèmes évolutionnistes, dont celui de Hobhouse, refusaient le « ‘corps social compétitif’ 237 » des eugénistes, qui assimilait métaphoriquement les classes supérieures à la tête et, par là, à l’intelligence, tandis qu’à l’inverse, les indigents étaient identifiés aux parties inférieures du corps pour souligner leur déficience mentale. Ils lui opposèrent une autre métaphore organique ; celle d’un « ‘corps social fonctionnel et dynamique’ 238 » où la coopération des parties, fondée sur le consensus éthique et rendue possible par une meilleure organisation de l’ensemble, avait pour conséquence d’une part, la diminution des conflits ou, en termes darwiniens, de la lutte pour la survie, d’autre part, un plus grand dynamisme :

‘En employant un langage biologique, il [Hobhouse] disait que les sociétés les plus développées avaient un « métabolisme » plus intense et ayant besoin de davantage de « fluide vital » ou « d’énergie ». Une telle vitalité ne pouvait exister que lorsque les relations sociales donnaient libre cours au plein épanouissement des individus ; toutefois ce n’était qu’avec la pratique de la réciprocité ou « du service pour tous » que l’on pouvait empêcher cette décharge d’énergie de faire exploser tout l’organisme239.’

Cependant, la conception organique « extrémiste » suscita quelques réticences de la part de Hobhouse ; il hésita donc à y adhérer totalement, ce que lui reprocha Hobson. Il lui semblait que, poussée jusqu’au bout de sa logique, cette conception en venait à nier l’individualité de la personne. En effet, comme nous l’avons écrit, Hobhouse réfutait l’assimilation de l’être humain à l’animal qui était implicite dans les théories évolutionnistes, en arguant de la différence décisive de la rationalité de l’homme, qui le fait échapper aux déterminations de la nature, dès lors qu’il en devient conscient et peut ainsi intervenir pour s’y soustraire. De la même manière, la conception organique qui compare l’individu à une partie du corps social, peut oublier qu’en tant qu’être doué de raison, l’homme est déterminé par lui-même, et que sa participation à l’ensemble, reste donc libre, parce que liée à sa volonté. Par conséquent, il faut distinguer la conception organique « extrémiste » de la conception organique de Hobhouse, qui repose, quant à elle, sur la participation volontaire des parties, et dont le bon fonctionnement, ou le fonctionnement harmonique, est possible lorsque toutes les parties coopèrent :

‘We must also suppose the effort to be made by each part of the organism affected, and must assume a possibility of co-operation. This is to postulate an arrangement certainly, but not an arrangement that is mechanically perfect. It is rather an arrangement which sets effort at work and provides a basis of co-operation between parts240.’

Il semble que l’auteur ait jugé bon de prendre ses distances avec la conception organique « extrémiste » parce qu’il ne voulait pas en arriver aux mêmes conclusions que les Fabiens, dont la théorie sociale s’inspirait aussi du « corps social fonctionnel et dynamique », qui préconisait le gouvernement par les experts241. Ainsi, pour l’auteur, la conception organique « extrémiste » des Fabiens restait trop proche de l’eugénisme, en ce qu’elle distinguait entre les individus capables de gouverner et les autres, ce qui revenait à instaurer une classe d’individus supérieurs. Or, pour l’auteur, cette conception organique là, demeurait trop proche de l’approche scientifique et menait par conséquent au mécanisme, qui réduit l’individu à une fonction et que lui-même considérait comme fondamentalement opposée à sa propre vision organique, qui reposait sur la cohésion d’individus rationnels au sein de la société.

Notes
236.

 Eileen YEO « La métaphore du corps et les sciences sociales britanniques » pp. 117, 118 in J. CARRÉ, dir., J. P. RÉVAUGER, dir., Écrire la pauvreté, pp. 117-144.

237.

 Ibid. p. 122.

238.

 Ibid. p. 128.

239.

 Ibid. p. 130.

240.

 Mind in Evolution p. 35.

241.

 Pour la critique du gouvernement par les experts, voir deuxième partie.