Deuxième partie
L’organisation sociale

Chapitre 5
La liberté et les droits

1. Introduction

Nous avons déjà été amené à dire que l’oeuvre de Hobhouse supporte mal d’être divisée en parties, parce que les liens qui existent entre les thèmes qu’elle aborde obligent à déborder des catégories que les besoins d’une présentation auraient fait établir. Il faut concevoir la pensée de l’auteur comme une pensée circulaire organisée par des renvois incessants d’un sujet à l’autre, et fidèle en cela à la conception harmonique. C’est là à la fois sa première caractéristique et toute sa complexité. Le choix d’exposer la philosophie dans une première partie, pour réserver une deuxième partie à la politique, ne revient pas à prétendre que celles-ci seraient indépendantes l’une de l’autre. Au contraire, la philosophie constitue le sous-bassement de la politique ou, en d’autres termes, le versant pratique de la théorie philosophique. Mais la politique n’est pas secondaire pour autant ; elle est la dimension empirique de la philosophie et, quand on se souvient de la place que la philosophie hobhousienne confère à l’expérience, on comprend toute son importance.

La politique est non seulement l’application de la philosophie, mais aussi la preuve de sa validité. En tant que réaliste, Hobhouse est contraint à un grand pragmatisme. Si ses propositions de réformes s’avéraient inapplicables, c’est la pensée entière qui serait invalidée. Toutefois, la philosophie étant élaborée avec la participation de la sociologie, la pratique politique possède, du point de vue de l’auteur, une base scientifique qui garantit sa cohérence. Il ne fait donc pas de doute que la politique est juste et applicable. Surtout, le fondement de la politique, à savoir la primauté de l’éthique, est un fait sociologique tout autant qu’un principe philosophique et, en ce sens, la politique peut être conçue comme une organisation de l’environnement de l’homme qui aurait pour but d’actualiser son potentiel éthique. Pour Hobhouse, « ‘la politique doit être le subalterne de l’éthique’ 245 », car c’est en appliquant les principes éthiques, qui sont, par nature, rationnels, aux relations politiques au sein d’une société, que l’on peut espérer promouvoir le progrès social. En termes hobhousiens, la politique correspond au stade de développement où la raison prend conscience d’elle-même et dirige le progrès de manière rationnelle. La réforme sociale est la manifestation de l’évolution orthogénique et, chez Hobhouse, elle possède toujours un sens global :

‘The application of ethical principles to the social structure, to national and international politics, is merely the effort to carry one step further that guidance of life by rational principles which constitutes [...] the essence of orthogenic evolution. (Democracy and Reaction 116)’

Pour l’auteur, la politique, lorsqu’elle n’est pas fondée sur des principes éthiques, ne peut pas permettre de progrès réels : il faut une théorie politique qui incarnerait l’esprit des réformes et qui serait inspirée des principes qui constituent, comme nous l’avons vu dans la partie précédente, l’essence même du libéralisme. Or, ceux-ci faisaient cruellement défaut aux hommes politiques contemporains de l’auteur. C’est là l’explication principale qu’il donnait aux défaillances politiques de son époque, notamment aux insuffisances de la politique du parti libéral au pouvoir ou à son incapacité à s’imposer en tant que parti dirigeant. A ce propos, Freeden cite longuement un éditorial de Hobhouse que nous reproduisons ici :

‘There are, indeed, those who think that principles are of but little importance in politics, that controversies are decided by the clash of...material interests alone. This would be true only if politics were a whirl of selfish interests in which no social or human progress could be traced; in so far as there is a real advance in public life, in so far as politics are a serious study designed towards the betterment of humanity, there must be principles guiding the actions of statesmen standing above mere self-interest and rooted in something deeper than party. English Liberalism is, we think, coming at length reluctantly to admit the truth of this contention. We do not love principles, as such, in England. We distrust the abstract, and pride ourselves upon holding by hard facts. Yet it is these same hard facts themselves that are at last teaching us to see that men like Cobden and Bright, or, again, like Bentham and Mill, who had principles and knew how to apply them, were the real spiritual leaders who moved the masses of social prejudice and political obstruction and made the way plain for reform. The truth is forced upon us that it is precisely the absence of clearly thought-out principles, such as these men understood and applied, that has destroyed the nerve and paralysed the efforts of Liberalism in our own day. The hope for the future of the party of progress must largely depend upon the efforts of thinkers –not thinkers of the study, but thinkers in close contact with the concrete necessities of national life, to restate the fundamental principles of Liberalism in the form which modern circumstances require. (Freeden I 252, 253)’

Les mesures politiques participent, donc, d’une vision holistique et téléologique. Elles sont censées conduire vers l’harmonie ou plutôt, dans la mesure où le mouvement vers l’harmonie procède d’un « ‘élan continu’ 246 » de la part de l’être rationnel, elles doivent encadrer ce mouvement en fournissant les meilleures conditions possibles au développement harmonique :

‘There is a possible ethical harmony, to which, partly by discipline, partly by the improvement of the conditions of life, men might attain, and [...] in such attainment lies the social ideal. (Lib 62)’

Comme dans la philosophie, l’harmonie se trouve ainsi à nouveau au centre de la politique. Certes l’harmonie totale demeurait pour Hobhouse un idéal inaccessible, en ce sens elle constituait plus une direction qu’un but à proprement parler. Mais ce mouvement impliquait un « processus d’harmonisation » qu’il appartenait à la politique de favoriser. L’idée « ‘qu’une harmonie’ ‘ possible pouvait être trouvée entre les aspirations des différentes personnes’ » était, selon lui, « ‘le postulat fondamental de l’éthique’ ‘ sociale’ 247 » ; de celui-ci découlait, en effet, toutes les propositions de l’auteur. De son propre aveu, toutes les questions qui sont abordées par la politique renvoient, finalement, à la conception organique :

‘In an inquiry where all the elements are so closely interwoven as they are in the field of social life, the point of departure becomes almost indifferent. Wherever we start we shall, if we are quite frank and consistent, be led on to look at the whole from some central point [...]. (Lib 60)’

Par conséquent, il semble qu’il faille examiner, dans un premier temps, les implications générales du concept d’harmonie lorsqu’il est appliqué à la politique : au tout premier plan, l’harmonie suppose une vision unitaire de la société qui sera débarrassée des conflits et dans laquelle les individus contribueront librement au Bien Commun. La politique prend donc nécessairement en compte la dimension collective, qu’elle organise de manière cohérente, reflétant par là la nature rationnelle de l’harmonie. A une époque où la question de l’efficacité de l’organisation du pays (national efficiency) était souvent évoquée, il faut noter la particularité de la notion d’organisation cohérente de l’auteur. La cohérence réside moins dans le rendement que dans l’épanouissement moral dont l’importance a été soulignée par Green. Quant à l’organisation, elle permet l’équilibre harmonieux entre le développement de l’individu et celui de l’ensemble social. Comme nous l’avons vu, le concept d’harmonie prétend s’inscrire dans la tradition libérale en ce qu’il comporte un double point de vue. Il envisage conjointement le collectif et l’individu et définit leur relation. Celle-ci est une correspondance entre le développement interne de l’individu qui harmonise ses sentiments grâce au contrôle exercé par sa raison et le développement de la société sous la direction de cette même raison.

Cette relation peut être considérée comme le coeur de la problématique politique de Hobhouse. Elle est résolue, comme nous le verrons, grâce à des notions parentes telles que la personnalité et le Bien Commun. En politique comme en philosophie, le travail de l’auteur consiste en une réconciliation. La reformulation du libéralisme permettait, théoriquement, à Hobhouse de ne sacrifier en aucun cas l’idéal libéral de la liberté de l’individu tout en rendant possible une cohésion accrue de la société. Il appartient à la politique de déterminer les modalités de fonctionnement d’une société où la liberté de l’individu rejoint l’intérêt collectif, sans jamais lui être soumis. Cet aspect constitue la priorité de l’auteur et, dans le détail, les mesures prônées ont, en général, le souci du respect de cet équilibre. Toutefois, grâce à son caractère concret, la politique fait, plus encore que la philosophie, apparaître la difficulté de la position de l’auteur. Il est souvent pris entre deux feux, à mi-chemin de l’individualisme et du socialisme, partagé entre son soutien aux forces populaires, qui s’expriment notamment au travers des syndicats, et sa crainte de l’emportement révolutionnaire... Il peut sembler que Hobhouse se réfugie, parfois, dans la théorie plutôt que de trancher en faveur de l’un au détriment de l’autre. La synthèse harmonique prend alors l’allure d’une tendance au compromis systématique. Mais ce fait peut aussi être expliqué par sa philosophie, pour laquelle l’événement ne peut justifier une atteinte aux principes. Ce n’est pas la position médiane per se qui est valorisée par l’auteur mais la cohérence effective de la politique avec des principes éthiques, car se départir de ceux-ci signifie concrètement l’échec de la politique. Ainsi, il est, par exemple, essentiel de rester fidèle, en toute occasion, à l’idéal démocratique :

‘What democratic theory has further to add is that, while the world-wide extension of its ideal may or may not prove impossible, every failure of the ideal is a danger to such success as it has won. If we cannot succeed in dealing with the Indian people on terms of equal freedom, that is definitely a blow to the prestige of those ideals among ourselves. It will point the arguments of their critics, reinforce the self-confidence of bureaucracy, justify maxims of autocracy, lead us to tolerate reasons of State in justification of what we should otherwise denounce as an atrocity, prove itself, in short, a stone of stumbling and a rock of offence wherever the democratic principle is in controversy. Political principles, like other things, succeed by success and fail by failure. The triumphs of Bolshevism and Fascism are alike infectious, and those who justify the indiscriminate shooting of an Indian mob have at the back of their minds the Freudian wish that they might see the same treatment meted out to Welsh miners. Conversely, the success of responsible government in South Africa conduced to the settlement of the Irish Free State248.’

Journaliste, Hobhouse était un observateur assidu des événements de son temps et adaptait sa politique aux changements dont il était le témoin. Cette position apparaît comme le contrepoids aux dangers de l’abstraction, dont il se méfiait. De plus, la suprématie des principes éthiques lui conférait une liberté intellectuelle et lui donnait, finalement, une certaine liberté politique. Il ne pouvait être inféodé au discours officiel d’un appareil de parti ou d’association et restait donc indépendant des courants politiques de son époque, même s’il était très proche du parti libéral. Il se réservait le droit de porter un regard critique sur les décisions politiques de celui-ci, mais savait aussi voir dans les réformes sociales des gouvernements Campbell-Bannerman et Asquith, la manifestation réelle, bien que trop limitée à son goût, d’un développement social conforme aux exigences de l’harmonie. De plus, le fait que la politique gouvernementale rencontrait son assentiment engendrait un optimisme qui l’amenait à proposer des mesures plus audacieuses. Il semble qu’il ait interprété les lois sociales du libéralisme du début du siècle comme des étapes du processus d’harmonisation et qu’elles aient été, en tant que telles, l’occasion de prévoir les mesures suivantes :

‘Hobhouse is, then, neither a conservative nor a radical ; neither a worshipper of the past nor a defender of the status quo. His face is set to the future but his method is evolutionary, drawing much of its guidance from the past, rather than revolutionary. In a changing world where institutions must be constantly modified and new associations formed, the great problem is to effect such changes well, conserving values already won and adding others to them249.’

L’ensemble de la politique de Hobhouse, qui sera examinée dans cette deuxième partie, apparaît comme une politique réformiste, à la fois ancrée dans la réalité et résolument tournée vers l’avenir, qui constitue la perspective du développement harmonique. La période d’avant-guerre était source d’enthousiasme pour Hobhouse, et correspondait à la maturité de sa théorie politique. Les principaux textes politiques ont été écrits à cette époque, et si The Problem et The Elements of Social Justice datent de l’après-guerre, ils ne semblent pas présenter d’éléments nouveaux en ce qui concerne les propositions de réforme ; tout juste témoignent-ils de la méfiance accrue face au risque d’étatisme qui s’était confirmé pendant la guerre et que nous envisagerons plus spécifiquement dans la troisième partie, en même temps que l’aspect international.

Notes
245.

 L. T. HOBHOUSE, The Elements of Social Justice, pp. 13, 14 : « Politics must be subordinate to Ethics [...] ». Cet ouvrage est désormais abrégé « ESJ ».

246.

 Lib p. 62 : « persistent impulse ».

247.

 Hobhouse cité par Clarke, introduction à Democracy and Reaction, p. xiii.

248.

 L. T. HOBHOUSE, « The Problem » in « Selected Articles and Essays », in J. A. HOBSON, M. GINSBERG, L. T. Hobhouse, pp 264-291. Cet article est désormais abrégé « TP ».

249.

 J. A. NICHOLSON, « Some aspects of the philosophy of L.T. Hobhouse », p. 81.