1.1. Le syndicat

Parmi les associations utiles au Bien Commun, Hobhouse attribue une place de choix aux syndicats. Ils représentent, d’abord, un contre-pouvoir nécessaire dans la société actuelle. Le syndicat renforce la position du travailleur face à son employeur et permet de rétablir l’égalité qui est la condition indispensable d’un contrat libre. L’auteur semble répondre aux plaintes du patronat au sujet des pressions syndicales : le syndicat n’est finalement qu’un juste retour des choses ; il ne fait que suivre la logique de l’organisation économique, en permettant à l’employé de marchander son travail. Ainsi, Hobhouse compare le syndicat à un agent immobilier283 : de la même façon qu’il est normal d’avoir recours à ce dernier pour tirer le meilleur prix de la vente de sa maison, il est légitime de faire appel au syndicat pour fixer son salaire. Même si la comparaison peut sembler spécieuse, elle permet à Hobhouse de répondre à ceux qui considère les syndicats comme une entrave à la liberté économique : si l’on peut se faire représenter par un spécialiste pour obtenir le meilleur prix lors de la vente de son logement, pourquoi refuser l’idée d’une représentation qui permet de tirer le meilleur prix de son travail ? Théoriquement, le syndicat est donc un moyen de faire progresser la justice sociale, en ce qu’il crée une plus grande égalité et ce, d’autant plus que son activité influence toute la société. Pour l’auteur, il est bon que les travailleurs se regroupent dans des syndicats partout dans le monde, créant ainsi un phénomène social qui profite au progrès :

‘The movement in each nation helps the progress of the whole. This has always been so. You cannot move your foot without displacing the centre of gravity in the world. (TLM 24)’

Néanmoins, Hobhouse a une position nuancée envers le rôle effectif des syndicats dans la société de son époque. Il les trouve trop disposés à lutter pour leurs intérêts propres au détriment de l’intérêt collectif. Il n’approuve pas, non plus, leurs méthodes de pression lorsqu’elles affectent l’ensemble de la collectivité, telle la première grève générale des transports ferroviaires en 1911. La stabilité de la société est, en effet, nécessaire à son bien, et les actions syndicales, bien souvent, n’oeuvrent pas en ce sens :

‘It [trade union conflict] holds the door permanently open to a quarrel whenever a change of conditions occurs, or whenever a combination of employers or employed sees a favourable opportunity for a move, and it leaves each quarrel to be determined by the strength of the parties at the moment, without reference to the permanent needs of industry. (TP 275)’

On peut distinguer deux périodes en ce qui concerne l’attitude face aux syndicats. Dans sa jeunesse, Hobhouse apporta un soutien déterminé à cette forme d’association, qu’il exprima dans la première et la deuxième édition (respectivement 1893 et 1898) de l’ouvrage The Labour Movement et dans son activité politique à Oxford, où il prit part à la campagne locale de syndicalisation des travailleurs agricoles. Ce soutien devint plus mitigé au fur et à mesure que Hobhouse devint le témoin des conflits sociaux de son époque. Les années 1910-12 notamment, furent, en effet, le théâtre d’importantes grèves, alors même que la politique du gouvernement était, de l’avis de l’auteur, très encourageante. Les syndicats lui semblaient, dès lors, peu raisonnables et peu patients, même s’il continuait d’exprimer sa sympathie pour les travailleurs et d’imputer la responsabilité de l’agitation sociale essentiellement aux classes privilégiés qui refusaient de satisfaire des exigences légitimes :

‘The history of the crisis [the greatest strike of our industrial history which is ending in April 1912] gives no substance to the vague alarm lest society be some day arbitrarily “held up” by a combination of workpeople controlling some vital instrument of production. That is a bare possibility against which the State may fairly take its precautions, but it has little substance in comparison with the urgent and ever-present reality that even with the best organisation labour has the utmost difficulty in securing a reasonable standard of living. The comparison of men demanding a very moderate wage in return for very arduous work to robber barons preying on Society is a bitter satire, not on Trade Unionism but on an attitude of mind too common among the most fortunate classes284.’

Il est aussi possible d’envisager une autre explication au recul de Hobhouse face aux syndicats : l’activité syndicale des années 1880 et 1890 se concentrait essentiellement sur l’obtention de meilleurs salaires, elle était peu fondée sur une idéologie si ce n’était celle de la solidarité. Ainsi, « la plupart des dirigeants syndicaux étaient fermement gladstoniens »285. Hobhouse partageait alors, probablement, le point de vue du « libéralisme gladstonien » qui comportait « une croyance dans la « bonté » inhérente des masses286 ». Les syndicats de la période edwardienne étaient différents en de nombreux points. Leur force s’était accrue, puisqu’ils étaient passés de deux millions de membres en 1901 à 4,1 millions en 1913.

Ils avaient aussi subi l’influence du syndicalisme révolutionnaire (syndicalism) continental qui encourageait une orientation politique. Le mouvement, parti de France, s’était propagé aux États-Unis puis en Australie, d’où Ben Tillett et Tom Mann le ramenèrent jusqu’en Grande-Bretagne en 1910. Ils animèrent les grèves violentes du début de l’été en 1911 à Cardiff, Hull et Manchester, qui précédèrent la grève des cheminots. Or, deux des principes politiques de cette doctrine semblaient particulièrement inacceptables à Hobhouse : d’une part, le syndicalisme révolutionnaire mettait l’accent sur la lutte des classes et considérait l’État comme un instrument capitaliste. Certes, l’idée d’une organisation industrielle en unités locales de bourses du travail (labour exchange), n’était, pour autant, pas très éloignée de l’organisation prônée par la politique hobhousienne, mais, toujours selon cette idéologie, elle devait s’appuyer, d’autre part, sur l’usage de l’outil syndicaliste par excellence, la grève générale. Or, en Angleterre, les syndicats pouvaient désormais user de cette forme d’action assez aisément depuis le vote du Trade Disputes Act, qui mettait fin à la responsabilité des syndicats face aux pertes financières engendrées par une grève.

Pour l’auteur, le fait que la grève constituait effectivement un moyen de pression efficace ne suffisait pas à la justifier. Certes l’adoption de la loi sur le salaire minimum dans les mines qui fit suite à la grève des mineurs en 1912, marquée par l’arrestation de Tom Mann, représentait une avancée. Mais, de tels moyens creusaient la division et renforçaient les antagonismes sociaux, ce qui, en termes d’harmonie sociale, correspondait, finalement, à un recul. Le progrès social devait être l’affaire de tous et aucune minorité ne pouvait prétendre l’imposer au reste de la société, pareille entreprise était donc vouée à l’échec :

‘[...] the lesson of the struggle [the greatest strike of our industrial history which is ending in April 1912] is that even under favourable circumstances the power of combination is narrowly limited except so far as it carries with it an effective force of public sympathy287.’

Hobhouse partageait donc probablement le souci de Lloyd George face à la perspective de la Triple Alliance Industrielle qui devait réunir les mineurs, les transporteurs et les cheminots. Celui-ci, « ‘s’exprimant devant les banquiers et les marchands de la cité ’» avait, en effet, souligné, en juillet 1914, « ‘la gravité d’une grève appuyée sur une telle puissance, surtout si elle devait coïncider avec une insurrection en Irlande’ 288 ». Plus généralement, les libéraux ne pouvaient pas se réjouir de la politisation des syndicats puisque ceux-ci s’affiliaient peu à peu au parti travailliste et retiraient, par voie de conséquence, leur soutien au parti libéral, comme ce fut, par exemple, le cas du syndicat du charbon en 1909. Pour l’auteur, le rôle des syndicats devait donc se cantonner à la stricte défense des intérêts des travailleurs contre leurs patrons respectifs. Lorsqu’ils adoptaient une position plus politique, ils sortaient de leur cadre pour devenir le moyen d’un chantage d’une minorité sur une majorité et cessaient, dès lors, de participer à l’élaboration du Bien Commun. En outre, puisque leurs luttes reposaient sur un rapport de force, elles étaient peu propices à la victoire de la raison, qui était le moyen de l’accès au bien rationnel. Comme le souligne F. Poirier :

‘Il y a [...] une énorme différence d’attitude entre la grève des dockers de 1889, qui cherchait encore la compassion de l’opinion pour obtenir l’assistance de l’État, et celle de 1911, qui joue la puissance industrielle et la solidarité égalitaire avec d’autres travailleurs dans un face à face direct avec les employeurs289.’

Selon Hobhouse, en effet, les syndicats préféraient s’arc-bouter sur leurs luttes, plutôt que de militer en faveur d’une réelle réorganisation, qui serait seule bénéfique à l’ensemble. Aux yeux de l’auteur, pareille attitude n’était finalement rien d’autre que du conservatisme, dans la mesure où elle rejetait l’intervention de l’État :

‘The more powerful Trade Unions are not ill disposed to this view [ that ’everything above a general minimum based on human needs must be left to settle itself”], for it means that they will get what they can, and they think that they can get a good deal. But from the social point of view it is a counsel of despair. (TP p275)’

Notes
283.

 TLM p. 18.

284.

 L. T. HOBHOUSE, préface à la 3e édition de The Labour Movement, p. 6.

285.

 H. MATTHEW, « The Liberal Age », p. 70 : « [...] most of the trade union leadership was staunchly Gladstonian. »

286.

 S. J. LEE, Aspects of British Political History 1815-1914, p. 62 : « Gladstonian Liberalism also contained a belief in the inherent ‘goodness’ of the masses, by comparison with the increasing selfishness of the governing classes. »

287.

 L. T. HOBHOUSE, préface à la 3e édition de TLM, p. 6.

288.

 R. MARX, L’Angleterre de 1914 à 1945, p. 26.

289.

 F. POIRIER, « Pauvreté et assistance : DRAMATIS PERSONAE », p. 142.