2.3. Limites du pouvoir d’intervention de l’État

Hobhouse admet explicitement que l’État constitue un danger potentiel pour la liberté dès lors qu’il ne correspond pas parfaitement à la démocratie participative qui serait l’État harmonique décrit ci-dessus : « ‘l’antithèse habituelle de la liberté privée et du contrôle gouvernemental est cohérente et légitime’ 305. » Par conséquent, l’État, parce qu’il est le seul à pouvoir contraindre, doit s’occuper particulièrement de préserver la liberté des individus, ne serait-ce que contre la menace qu’il peut lui-même constituer, lorsqu’il s’écarte de son fonctionnement idéal. De ce souci de liberté résulte, par exemple, une notion de limite de l’intervention de l’État dans la vie économique. Celui-ci ne redistribue les richesses aux individus que pour garantir le minimum nécessaire à leur liberté concrète. Libre à eux, s’ils le désirent, de chercher à s’enrichir au delà de ce minimum en ayant recours, si besoin est, aux associations de travailleurs :

‘The law only prescribes minimum conditions in any trade. The maintenance of a higher standard and the general provision for the fair treatment of the individual worker will remain the peculiar function of the worker’s organisation306.’

Plus généralement, la responsabilité de l’État s’arrête lorsque la justice sociale est respectée. Tout ce qui ne constitue pas d’entrave à celle-ci est laissé libre, c’est-à-dire hors du contrôle direct de l’État.

Il faut préciser que la liberté antisociale ne se manifeste pas que dans le domaine économique. En effet, la liberté d’expression peut aussi être légitimement restreinte lorsqu’elle s’assimile à une coercition. Lorsque l’on s’adresse à des enfants ou à des faibles d’esprit, on dispose d’une capacité de persuasion qui peut menacer leur liberté, en les détournant de leur « volonté vraie » (real will) ; En général, l’État doit avant tout, privilégier la protection des individus incapables de rationalité, tels que les fous, les alcooliques, et ceux qui sont sous l’emprise d’une passion, pour lesquels ils ne serait, par conséquent, être question de liberté. De la même manière, même si Hobhouse décrit la famille comme la base naturelle de la société, il affirme que l’État peut y intervenir pour défendre les droits de l’individu, notamment ceux de la femme qui, dans la tradition millienne, lui tiennent particulièrement à coeur. L’auteur condamne la famille autoritaire, avatar de l’État autoritaire, qui est en train de disparaître307. A ce sujet, il va même jusqu’à employer le terme de « sur-parent » (over-parent 308) pour décrire le rôle de l’État face à la famille.

Cependant, plus encore que pour les questions relevant de la liberté sociale, l’État doit strictement limiter son intervention aux cas où les droits de l’individu sont menacés : la pensée, l’expression, le culte ainsi que tout ce qui a trait à la liberté morale et intellectuelle, sont libres ; c’est là, rappelons-le un impératif de la philosophie hobhousienne :

‘Liberty then is the condition of mental and moral expansion, and of all forms of associated as well as personal life that rest for their value on spontaneous feeling and the sincere response of the intellect and of the will. It is therefore the foundation not only of all that part of life which rests on personal affection, but also of science and philosophy, of religion, art, and morals. (IS 161)’

Une des conséquences concrètes de la place de la liberté morale et intellectuelle est la réticence de Hobhouse lorsqu’il s’agit de concéder à l’État le contrôle de la culture et de l’éducation, alors qu’il lui attribue, pourtant, l’administration de l’industrie au moyen des boards :

‘In particular there are departments of life in which good public service is desirable, but an exclusive State system would be dangerous to progress. Medicine, education, and the law are examples. It is very desirable that there should be a first-rate public health and medical service, but, in the present state of medical knowledge, it would be a disaster if private practice were so curtailed that men with ideas and methods of their own could not get a chance of experimenting with them until they could persuade the General Medical Council of their superiority. The State may aid the finance of high-grade schools and universities and may set standards of competence and accessibility as a condition, but ought not to decide what they are to teach or what research they should encourage. If a point come at which the conflict between educational and financial control is to be decided, the universities at least ought to refuse financial aid and prefer liberty with a restricted range to extension, wealth, and intellectual servitude. (TP 289)’

Même dans sa façon de punir les criminels et les délinquants, la société doit garder à l’esprit le bien moral de ces individus, parce qu’une trop grande sévérité affecterait leur développement moral, et par là leur chance de retourner dans le droit chemin. En outre le Bien Commun serait aussi touché par une sévérité immorale. Certes, l’organisation sociale nécessite un système punitif ; il serait trop idéaliste d’espérer que la souffrance morale du vice constitue un châtiment suffisant. En revanche, la punition ne doit pas être conçue comme un moyen d’expier une faute, car il n’y a pas, dans la pensée politique de Hobhouse, de notion chrétienne de salut moral dans la souffrance. La punition reste un moyen de protéger la société mais n’est un moyen désirable que si elle est l’occasion pour l’individu de comprendre sa faute. En conclusion, le châtiment doit être charitable, et il faut qu’il corresponde au délit pour garder un caractère éducatif. Ainsi, la faute morale ne peut, notamment, en aucun cas être punie par des moyens physiques.

Dans le cas de conflits ayant trait à des questions de liberté morale, l’État devra arbitrer en faveur du Bien Commun, ce qui ne signifie pas forcément en faveur de la majorité, mais plutôt en fonction de considérations morales : l’intérêt de la majorité doit parfois être sacrifié à l’intérêt d’une minorité, si cet intérêt est supérieur sur le plan moral, et ce, non pas en fonction d’une échelle de valeurs préalablement établie mais dans l’intérêt même du Bien Commun. En effet, au sein de la conception harmonique, toute atteinte à l’éthique finit par nuire à la collectivité. A ce sujet, Hobhouse illustre son propos grâce à un exemple très explicite :

‘It might be convenient that certain public work should be done on Saturday, but mere convenience would be an insufficient ground for compelling Jews to participate in it. Religious and ethical convictions must be weighed against religious and ethical convictions. It is not number that counts morally, but the belief that is reasoned out according to the best of one’s lights as to the necessities of the common good. (Lib 71)’

Hobhouse se méfie, néanmoins, de l’argument de la conscience qui peut permettre de se soustraire à ses devoirs. Celui qui argumente en faveur de sa conscience et de son droit oublie, parfois, un peu vite ce qu’il doit à la communauté, qui demeure, quoiqu’il arrive, sa responsabilité. Ce type de comportement irresponsable est appelé à disparaître dans le cadre de l’évolution orthogénique.

Notes
305.

 ESJ p. 82 : « The familiar antithesis of private liberty and governmental control is self-consistent and legitimate. »

306.

TLM cité par Schnorr p 434.

307.

 Lib p. 18 : « [...] the authoritarian state was reflected in the authoritarian family. »

308.

 Ibid.