3.3. L’oligarchie

Pour des raisons sociologiques donc, il n’était guère surprenant que l’extension du suffrage se soit, finalement, soldée par un regain de conservatisme. Comme l’indique le point de vue sur le rôle de la presse, l’analyse de Hobhouse consistait à attribuer aux classes dirigeantes, et surtout aux membres de « l’oligarchie », la responsabilité de cet état de faits. Ceux-ci, dont l’accès au pouvoir était facilité par leur fortune, manipulaient les nouveaux électeurs, et ce, d’abord en faisant appel à leur sentiment patriotique. Ainsi, Chamberlain conseilla-t-il, en 1900, à Salisbury316 de profiter de l’enthousiasme déclenché par la guerre en Afrique du sud, pour organiser les nouvelles élections, ce qui permit de remporter l’« élection kaki ». Certes, en 1903 le coup porté au principe de libre-échange par la campagne de Chamberlain en faveur du « Tariff Reform », resserra les rangs des libéraux et annonça la victoire à venir. Mais Hobhouse était déçu de constater qu’alors que tous les autres principes du libéralisme traditionnel (qu’il identifiait au libéralisme de Cobden) venaient d’être bafoués par la politique impérialiste du gouvernement, seule la perspective de l’augmentation du prix des denrées alimentaires, résumé dans le slogan « The big loaf and the little loaf 317 », avait pu rallier le soutien des masses :

‘Cobden himself would have held it strange that Free Trade should remain the only abiding monument of his work. We may almost say he would have thought it impossible –for Free Trade to him was no isolated doctrine but part of a very compact political system.(...) : Free trade, non-interference, a policy of peace, the reduction of armaments, retrenchment of expenditure, popular government at home, self-government for the Colonies. (Democracy and Reaction 5)’

Ainsi, en démocratie, le vote des moins perspicaces finit par servir les intérêts des plus habiles, et l’influence des classes riches risque d’être accrue plutôt que diminuée par l’extension du suffrage :

‘A candid upholder of democracy must admit a grave doubt whether the oligarchy of wealth has not consolidated its position and increased its influence in the quarter of the century that has passed since the last extension of the franchise318.’

En outre, dans le contexte anglais du début du siècle, l’oligarchie possédait, selon Hobhouse, un instrument institutionnel pour entraver l’avènement d’une démocratie réellement représentative : la chambre des Lords prenait soin de faire obstruction à toutes les réformes susceptibles d’entamer leurs privilèges, notamment financiers. La politique du gouvernement libéral fut, par conséquent, freinée dès 1906, avec le refus des Lords de faire passer la loi sur l’éducation (Education Bill) ou sur les votes pluriels (Plural Voting Bill). Ainsi l’auteur écrivait-il que « le pouvoir vaste et grandissant de la richesse organisée a trouvé un instrument pratique d’obstruction dans une Chambre irresponsable319 ». Pour Hobhouse, le conflit qui survint lors du veto des Lords au « budget du peuple en 1909 n’était qu’un épisode de plus dans la longue série de décisions réactionnaires. Il en attribuait l’origine au changement notable dans le paysage politique anglais dans les années 1880. A cause de la politique de Gladstone (Home Rule et extension du suffrage), la bourgeoisie d’affaires, qui avait jusqu’alors été fidèle au parti libéral, avait rejoint l’aristocratie foncière au sein du parti conservateur, complétant, par là, le camp de l’oligarchie. Puis les Lords s’étaient assurés de la chute du gouvernement libéral en mettant fin à la carrière de Gladstone à l’occasion du veto à la Home Rule. Hobhouse constatait que tout opposait, désormais, les deux forces en présence. Le conservatisme était impérialiste et protectionniste, pour financer son militarisme, tandis que du côté libéral se trouvait la cause progressiste et démocratique :

‘[...] between the democracy in its newer social interpretation and the principle of ascendancy becoming increasingly self-conscious and self-confident there could be no long continued truce. The day of battle has come320.’

En 1910, Hobhouse pensait que l’heure de l’affrontement entre les deux camps était venue, parce qu’il fallait enfin choisir : voulait-on une politique de réformes sociales ou désirait-on lever des impôts indirects pour financer les dreadnoughts 321 et mettre en place la conscription ? plus généralement, si les Lords de Lord Curzon l’emportaient, alors la vague réformatrice prendrait fin et avec elle, la marche vers la démocratie. Si, comme le présageait la victoire aux élections de janvier 1910, le parti libéral prenait le dessus, alors un deuxième pas décisif pourrait être franchi vers la démocratie :

‘As political democracy won the government of the people for the people, so the newer effort is to win land, industry, the fruits of industry for the people, not by destroying individuality, confiscating property, or even by levelling inequalities, but by the constructive and considered rearrangement of institutions322.’

En effet, Hobhouse explique que la démocratie politique n’est que l’un des aspects de la démocratie. Celle-ci suppose, en fait, que soient redistribuées les richesses, ne serait-ce pour mettre fin à l’influence de l’« oligarchie ». La répartition de la richesse nationale à l’époque de Hobhouse témoigne d’inégalités énormes : 1% de la population détient 30% du revenu, tandis que 75% des citoyens ne s’en partagent que 5%323. La démocratie politique, en donnant les droits suffisants aux citoyens pour réformer la société, n’est donc qu’un premier pas vers une réelle démocratie :

‘There can hardly be true political equality as long as the economic tendency sets strongly towards overwhelming inequalities of wealth; a representative system does not of itself correct this tendency or secure equal consideration for all interests; on the other hand, it does open the avenues of political expression to all those who are sufficiently intelligent, resolute, and energetic to organize themselves for concerted political action. (GP 127, 128)’
Notes
316.

 N. McCORD, British History 1815-1906 p. 394.

317.

 H. MATTHEW, « The Liberal Age », p. 105.

318.

 L. T. HOBHOUSE, « The Growth of The State », p. 127. Cet article est désormais abrégé « GP ».

319.

 Ibid., p. 123 : « The vast and growing power of organized wealth has found in an irresponsible Chamber a handy instrument of obstruction. »

320.

 L. T. HOBHOUSE, « Contending Forces », p. 371.

321.

 Navires cuirassés dont la construction et le financement firent l’objet de plusieurs débats dans les années avant la guerre.

322.

 L. T. HOBHOUSE, « Contending Forces », pp. 370, 371.

323.

 Chiffres donnés par R. MARX, L’Angleterre de 1914 à 1945, p. 23.