3.5. L’« efficacité » des « experts »

Pour Hobhouse, la question de la démocratie est intimement liée à celle de la réforme sociale : l’exigence démocratique se fait plus forte à mesure que grandit l’intervention du gouvernement, puisque c’est le quotidien des administrés qui est affecté par les décisions de l’État. Il est donc d’autant plus nécessaire que celles-ci reflètent leur volonté, de manière à ce que leur liberté soit respectée. Les femmes sont directement concernées par les mesures qui réglementent leur travail et doivent être consultées. Car la vraie sagesse d’un gouvernement réside dans sa capacité à ne pas créer de rupture entre les gouvernants et les gouvernés, et seul le suffrage universel constitue la garantie d’une telle harmonie, si la pluralité est représentée jusque dans les organes législatif et exécutif.

Hobhouse insistait beaucoup sur ce point dans le contexte du débat national sur l’« efficacité » (efficiency). Pour les tenants de cette doctrine, le critère d’un bon système politique était la performance non la participation324. Hobhouse récusait cette analyse qui lui semblait particulièrement dangereuse pour la liberté en ce qu’elle réduisait l’individu à sa fonction économique dont il fallait optimiser le rendement, ce qui allait à l’encontre de sa conception de la démocratie participative et des objectifs éthiques du progrès. Or « ‘un homme est plus qu’une fonction et quand sa vie de travailleur est réduite à une tâche monotone, il perd sa personnalité pour le service de la société’ 325 ».

C’est sur cette objection fondamentale que Hobhouse réfute ce qu’il appelle le socialisme officiel, qu’il identifie au Fabianisme. Il lui reproche de confondre la suppression de la concurrence, avec laquelle il est d’accord, et la suppression de la liberté. Lorsque celle-ci n’est pas préservée, « ‘l’industrie collective devient un mécanisme dans lequel chaque homme peut être réduit au rôle d’un rouage sans pensée’ 326 ». Or, la conception de l’étatisation de l’économie que préconisaient Hobhouse327 et les Webb différait essentiellement sur la question du rôle des « experts ». En effet, ces derniers se proposaient d’attribuer à une élite « ‘d’experts administratifs hautement qualifiés’ 328 » qui auraient pour tâche, justement, d’organiser la production de la manière la plus efficace :

‘Les Webb étaient convaincus, jusqu’à l’obsession, par cette idée de l’efficacité de l’élite, à tel point qu’ils décidèrent que la réussite de la société à venir dépendait vraiment de l’avènement de ces fonctionnaires sans pareils qui seraient seuls à même d’apporter le changement social tant souhaité. N. Mackenzie explique que les Webb préféraient le gouvernement des experts au gouvernement du peuple, les experts étant les seuls capables de discerner les bonnes méthodes qui permettent de résoudre les problèmes de la société.329

Une telle proposition était choquante pour Hobhouse, puisqu’un gouvernement formé par des experts, même s’il s’appuyait sur un parlement démocratique, ne pouvait servir le Bien Commun. L’expert n’est pas capable d’une vision conforme à la réalité organique, pas plus qu’il ne peut prendre la mesure de ce que ressent le peuple :

‘He [the expert] works in an office where things go by routine , and the elements of human reason and unreason, even of human joy and sorrow, are of no account unless they can be reduced to figures and arranged in pigeon holes. (GP 131/132)’

En outre, l’efficacité d’une économie, comme d’une organisation sociale, était intrinsèquement liée au dynamisme de l’individu, qui ne pouvait exister que dans une participation libre. Ainsi, dans le cas peu probable où le gouvernement des experts se serait avéré capable de faire les choix les plus adéquats à la justice sociale, l’initiative individuelle et, par là, la liberté, se seraient forcément retrouvées écrasées. Hobhouse opposait donc à l’« efficacité » des Webb, l’idée d’une meilleure efficacité (higher efficiency) produite par la coopération volontaire.

L’opposition de Hobhouse à cette doctrine était d’autant plus ferme, qu’à ses yeux, elle était liée à l’impérialisme. La défaite anglaise en Afrique du Sud avait engendré une remise en question de la qualité de l’organisation sociale. L’idée d’un déclin de la puissance de l’Angleterre, corroborée par l’évidence du succès commercial et industriel de l’Allemagne et des Etats-Unis, s’était répandue. Les partisans de l’efficacité proposaient d’y remédier :

‘Domestic regeneration, let alone imperial survival and prosperity, depended upon addressing every problem presently undermining the efficiency of the nation, from inadequate welfare and educational provision through to cumbersome parliamentary procedure330.’

Les libéraux impérialistes (Limps), et surtout leur leader Lord Rosebury, semblaient bien disposés face à cette doctrine. Sous la houlette des Webb, ils prenaient part aux repas organisés par le « Co-efficients dining group 331 ». Or, on sait que Hobhouse était un ferme opposant de la politique des Limps qu’il considérait comme une trahison de l’idéal gladstonien, et qu’il reprochait fortement aux Fabiens leur soutien à la guerre des Boers, allant jusqu’à nourrir une haine tenace envers Shaw. L’excuse de la stratégie de l’infiltration donnait lieu à des commentaires ironiques. Comme l’indique Clarke, la description d’un « socialiste qui s’amuse à croire qu’il peut « organiser » les grands capitalistes à ses propres fins332 » est, en effet, une allusion directe aux Fabiens.

Il les soupçonnait tous, ainsi que la doctrine de l’efficacité, d’être dénués de tout souci moral. Par conséquent, leurs politiques étaient irréconciliables. On sait que, pour Hobhouse, le but de l’organisation sociale est de permettre le développement moral de l’individu, qui n’est possible que si sa liberté est laissée entière. Or, même dans sa jeunesse, lorsqu’il était proche des Fabiens, Hobhouse savait qu’en faisant l’impasse sur la dimension morale de l’individu, le socialisme officiel se contentait d’une réorganisation économique qui n’avait guère d’intérêt :

‘“If the change from individualism to socialism means nothing but an alteration in the methods of organising industry,” he wrote in 1893, “it would leave the nation no happier or better than before”333.’

Le gouvernement ne doit donc jamais devenir un substitut de la détermination de l’individu par lui-même (self-determination). En ce sens, la politique hobhousienne s’affirme une nouvelle fois, comme une politique d’essence libérale :

‘But when the reform of the law depends on the deliberate resolve of the people themselves, when it is won at the cost of a hard-fought political struggle, by the appeal to reason, by a contest involving widespread earnestness, some self-sacrifice, much serious attention to some social problem and the means of solving it, then the law is no magician’s wand helping people out of trouble with no effort of their own. It is the reward of effort. It is the expression of a general resolve. It embodies a collective sense of responsibility. It is, in a word, something that a mass of people have achieved by their combined efforts for their common ends, just as a well-organized trade-union or a friendly society is an achievement won by combined effort for common ends. (IS 157)’
Notes
324.

 Freeden I p. 183.

325.

 SD p. 71 : « A man is more than a function , and when his working life is narrowed down to one monotonous task, he is losing his personality in the service of society. »

326.

 L. T. HOBHOUSE « The Historical Evolution of Property, in Fact and in Idea », p. 197 : « collective industry becomes a mechanism, in which each man might be reduced to the part of an unthinking cog. »

327.

 Voir le chapitre 7 sur l’organisation économique.

328.

 K. REGAM, « Les Webb et l’État », p. 57.

329.

 Ibid. p. 58.

330.

 A. SMITH, The New Statesman, p. 12.

331.

 Ibid.

332.

 P. CLARKE, introduction à Democracy and Reaction p. xxv : « The type of socialist we encounter on p. 159, who « amuses himself with the belief that he can ‘organise’ the great capitalists for his own purposes », was originally explicitly a Fabian. »

333.

 Ibid., pp. xxv, xxvi.