2. Les principes de l’économie

2.1. Liberté et droits

Puisque l’évolution politique et l’évolution économique sont interdépendantes, il n’est pas surprenant de découvrir un parallèle entre les raisonnements qui sous-tendent les réformes politiques et économiques défendues par l’auteur. Tous deux partent des principes du libéralisme pour légitimer la réorganisation sociale. La liberté de l’individu en tant que liberté concrète et égalité de liberté est, à nouveau la justification de l’intervention de l’État :

‘And when we speak of competition as free, we imply, be it remembered, a good deal more than absence of any legal or other collectively imposed restraint. We imply equality of advantage, i.e. that all bargainers in the markets of the country are equal in position and in knowledge of their interests. (TLM 55)’

Ainsi, le travailleur est un citoyen dont la relation à la société a été définie par la politique comme un équilibre des droits et des devoirs. Le devoir de l’individu est, ici, de travailler avec zèle pour participer autant qu’il le peut au Bien Commun. En retour, l’État doit garantir ses droits, qui correspondent aux conditions minimales nécessaires au développement de la personnalité. Sur le plan économique, ceux-ci comprennent un droit au travail assorti d’un salaire décent et, à défaut, un revenu minimum vital appelé living wage. Cette revendication est fondé sur une exigence de justice. La rémunération salariale ou le minimum vital doivent être justes et raisonnables (fair and reasonable). Selon l’auteur, cela signifie que le revenu doit au moins permettre de faire face aux besoins de l’individu, qui comprennent non seulement la nourriture, les habits et le logement, mais aussi les soins médicaux et l’éducation des enfants. De plus, un seul salaire doit être suffisant puisque l’auteur précise que si toutes les carrières doivent être ouvertes aux femmes, les femmes mariées ne devraient pas être forcées de gagner leur vie. Il faut ajouter ici que si Hobhouse est favorable à un revenu de l’ordre du Family wage, il est aussi l’avocat de salaires égaux pour les femmes qui travaillent. En héritier de Mill, Hobhouse est acquis à la cause féministe.

Nombre de salariés n’ont pas un tel pouvoir d’achat ; dans The Labour Movement, Hobhouse cite les travailleurs agricoles, les ouvriers non-qualifiés et la majorité des employés et des artisans qualifiés. Quant à ceux qui ne travaillent pas, la situation est encore pire. Pourtant, la justice sociale participe de la relation de réciprocité entre l’individu et la collectivité, qui se manifeste au travers du caractère indissociable des droits et des devoirs. L’auteur se fonde donc sur cette dernière et réclame qu’elle soit appliquée sur le plan économique. La relation de réciprocité permet, d’abord, d’échapper au paradoxe contenu, selon Hobhouse, dans les dispositions législatives en faveur des pauvres. Jusqu’à la mise en place des lois sociales du gouvernement Asquith, l’aide aux pauvres était toujours déterminée par la loi sur les pauvres (Poor Law). Certes, l’auteur ne fut pas témoin des pires effets de cette loi, tels qu’il furent décrits par Dickens : à la fin du 19e siècle, les progrès économiques ainsi qu’un certain nombre d’aménagements de la loi avaient permis d’améliorer la situation des pauvres, notamment de ceux qui étaient concernés par la loi. De plus, l’idée que la pauvreté était la conséquence de mécanismes économiques indépendants de la volonté de l’individu se répandait. Ainsi, des ordonnances de 1895 et 1896 indiquent que le Local Gouvernment Board insistait auprès des Boards of Guardians locaux pour que les pauvres, et notamment les personnes âgées, reçussent une allocation suffisante pour vivre à l’extérieur des Workhouses (outdoor relief). Des modifications des règles électorales permirent, en outre, de changer la composition des Boards of Guardians (conseil d’administration des workhouses), qui purent compter parmi leurs membres des représentants syndicaux et politiques, moins enclins à la sévérité envers les allocataires. Mais, pour l’auteur, il n’en restait pas moins que cette loi avait pour effet de stigmatiser les pauvres en les rendant dépendants d’une charité organisée et constituait, par conséquent, un frein à leur développement moral. De par la marginalisation dont il était victime, le pauvre était renvoyé à son échec personnel. En outre, Hobhouse considérait que la charité tendait « ‘à diminuer la valeur de l’effort indépendant » parce qu’elle allait « dans le sens des échecs’ 338 ». Si le revenu minimal devenait un droit, il cesserait de s’accompagner d’un jugement sur la réussite de l’individu, il n’y aurait pas de « compensation au malheur339 », mais tout simplement une reconnaissance de la participation de chacun à la communauté. Ce fond commun pour les plus démunis serait financé au plan national, et non plus localement. Sur ce point, Hobhouse appliquait son principe de séparation des attributions des organes politiques collectifs. En effet, le fait que la loi prévoyait le financement de l’aide aux pauvres à l’échelle locale, avait pour conséquence que les guardians (membres du conseil d’administration) et leurs électeurs qui devaient être imposables, étaient à la fois juges et parties et, de plus, connaissaient souvent personnellement les allocataires, de sorte que leurs décisions étaient influencées par leur jugement personnel sur le mérite de ceux-ci. Comme à son habitude, Hobhouse cherchait à faire apparaître sa pensée politique comme conforme à la tradition libérale : il s’employait à démontrer que les principes d’un revenu minimum avaient déjà été acceptés, sous une autre forme, dans l’histoire récente. Il ne s’agissait pour lui que de proposer une réforme qui traduirait ces principes de manière plus fidèle d’une part, et plus adaptée au contexte contemporain :

‘Whatever the legal theory, in practise the existing English Poor law recognizes the right of every person to the bare necessities of life. The destitute man or woman can come to a public authority and the public authority is bound to give him food and shelter. He has to that extent a lien on the public resources in virtue of his needs as a human being and on no other ground340.’

L’entrée en vigueur, en 1909, de la loi sur les pensions de retraite était, pour Hobhouse, un pas décisif vers la reconnaissance du droit à un revenu minimum. Idéalement, les pensions de retraites auraient dues être versées à toutes les personnes qui n’étaient plus en âge de travailler, mais Hobhouse acceptait la limitation temporaire, pour des raisons de coût. Pourtant, la loi n’était ni très généreuse, (en tout cas moins que le système néo-zélandais dont elle s’inspirait341), ni universelle (les pensions étaient accordés aux personnes dont le revenu était inférieur à 26 livres par an) et elle retenait un critère moral parmi les conditions d’attribution : « ‘il fallait prouver que si on était pauvre, ce n’était pas pour “avoir habituellement refusé de travailler selon sa capacité et ses besoins”’ 342. » Toutefois, elle constituait, sans aucun doute, une étape décisive vers une conception collectiviste de la politique. Hobhouse voyait, en outre, dans la loi, l’incarnation d’une de ses idées fortes : la pension ne décourageait pas l’effort individuel. La disposition de « l’échelle mobile » signifiait que les personnes qui avaient fait l’effort d’épargner, en cotisant, par exemple, par l’intermédiaire de leur syndicat, pouvaient, dans une certaine mesure, bénéficier d’un complément de revenu versé par le syndicat et du revenu versé par l’État.

Le National Insurance Act en 1911 constituait, dans son ensemble, un remède contre la pauvreté liée aux effets de la maladie ou du chômage. Le volet assurance chômage de la loi était particulièrement significatif pour Hobhouse, parce qu’il participait à la fois de la reconnaissance du droit au revenu minimal et du droit au travail. Même s’il s’agissait d’une assurance financée, en partie, par les cotisations du travailleur (au contraire des pensions de retraite qui étaient financées par l’impôt), l’État y participait. Le financement conjoint illustrait, donc, la relation de réciprocité entre l’individu et l’État : ce dernier aidait l’individu sans le déresponsabiliser. En revanche, Hobhouse différait du point de vue du gouvernement quant au rôle de l’employeur : la loi prévoyait la participation de l’employeur sous la forme de cotisations fixes. Or, l’auteur pensait que la participation de l’employeur devait être limitée aux cas où sa responsabilité était effectivement en cause. Lorsqu’un employé était malade ou invalide pour des raisons extérieures à son travail, il n’était pas juste de demander à l’employeur de prendre en charge une partie des dépenses ainsi occasionnées : c’était là le rôle de l’État. Il est intéressant de noter que Hobhouse s’opposait à la participation de l’employeur parce qu’elle lui semblait trop proche de la conception paternaliste de l’employeur et, par là, trop éloignée de sa conception d’un individu libre et rationnel :

‘We do not wish to revert to the patriarchal view of the relations of employer and employed. We wish the employed to be an independent citizen and we cannot have it both ways343.’

En revanche, dès lors qu’il était responsable, l’employeur devait être mis à contribution. Hobhouse était en faveur du paiement d’un impôt calculé en fonction du nombre d’accidents et de maladies du travail causés. Cet impôt devait être créé dans le cadre d’une modification du Workman’s Compensation Act344. Il s’agissait d’intéresser l’employeur à l’amélioration des conditions de travail de ses employés. S’il respectait toutes les règles de sécurité, il ferait l’économie de cet impôt, et son intérêt individuel rejoindrait automatiquement l’intérêt collectif.

La loi de 1911, et son extension en 1916 et 1921 à presque tous les travailleurs345, n’était pas la seule intervention possible en faveur du droit au travail. Si le chômage ne pouvait pas être entièrement résolu, une meilleure organisation économique permettrait qu’il soit réduit à son niveau résiduel, (dû au redéploiement des ressources et aux avancées techniques). Ainsi, le développement des labour bureaux et, en 1909, la mise en place des bourses du travail (labour exchanges), garantissait la coordination. A nouveau, la reconnaissance de la responsabilité de l’employeur devait donner lieu à une participation financière. Mais plutôt que de le faire cotiser à l’assurance chômage de ses employés, le bon sens, selon l’auteur, était de mettre en place un système de cotisation dissuasif :

‘That in bad times the employer should pay a weekly tax as long as he keeps a man employed and cease paying as soon as he discharges him, will not, as far as it goes, tend to shorten periods of unemployment. Its tendency is just the reverse. But if the employer paid a tax based (a) on the average number of his employees (b) on a five, or still better, a ten years’ average of the percentage of unemployed in his trade of his locality, employers generally would have a wholesome financial incentive to attempt as far as they can the regularization of employment346.’

Enfin, pour tous les pauvres qui n’entraient ni dans le cadre de la loi sur les pensions de retraite, ni dans celui de la loi sur l’assurance maladie et chômage, l’État devait aussi instituer une pension, comme le recommandait le rapport minoritaire de la Commission d’enquête royale sur la loi sur les pauvres (Poor law Commission) en 1909. Dans un tel cas, il n’était pas plus question de charité que dans les deux autres mesures législatives, mais de constater les services rendus à la collectivité et de les rétribuer. Par exemple, lorsqu’une veuve faisait son devoir de mère, elle avait droit à une pension en retour. La collectivité avait, de plus, intérêt à lui verser une pension de manière à ce qu’elle ne travaille pas et qu’elle élève ses enfants dans de bonnes conditions :

‘We cease, in fact, to regard the public money as a dole, we treat it as a payment for a civic service, and the condition that we are inclined to exact is precisely that she should not endeavour to add to it by earning wages, but rather that she should keep her home respectable and bring up her children in health and happiness. (Lib 87)’

Cette dernière mesure ne fut pas, on le sait, entendue par le gouvernement. Sans doute, aurait-elle rencontrée une trop forte opposition de la part de tous ceux qui se méfiaient des abus et prétendaient conserver dans les nouvelles dispositions sociales le principe de « less eligibility », (selon lequel on rend les aides sociales moins attractives que le travail salarié) contenue dans la loi sur les pauvres (Poor Law) victorienne. Pour eux, le risque d’une politique sociale trop généreuse était de dissuader l’individu de chercher à subvenir à ses besoins par ses propres moyens. Hobhouse admettait que de tels abus étaient possibles, mais il n’en restait pas moins attaché à l’idée qu’un individu ne devait pas supporter seul un fardeau trop lourd, car il était, alors, voué à la déchéance. Dans l’ensemble cependant, nombre d’entraves au développement moral de l’individu avaient déjà été supprimées par la législation du gouvernement libéral de 1906 à 1914, et puisque celle-ci semblait appliquer la pensée politique de l’auteur, au moins dans ses grandes lignes, ce dernier était très optimiste quant aux futures réformes sociales, d’autant qu’il lui semblait constater un consensus national sur ces questions :

‘[...] ’few things are more remarkable’, he [Hobhouse] reflected in 1910 ’than the way in which a practicable social policy commanding wide agreement has crystallised itself in the last two or three years’. (Collini LS 110)’

Notes
338.

 Lib p. 89 : « Charity, again, tends to diminish the value of independent effort because it flows in the direction of the failures. »

339.

 Ibid. : « It is a compensation for misfortune which easily slides into an encouragement to carelessness. »

340.

 Hobhouse cité par Collini LS p. 108.

341.

 Halévy p. 272.

342.

 Ibid. p. 274.

343.

 Hobhouse cité par Freeden I p. 233.

344.

 Loi de 1906 relative aux indemnités versées aux travailleurs en cas d’accident ou de maladie liés à leur travail.

345.

 La prise en compte des travailleurs agricoles et domestiques n’a lieu qu’en 1937.

346.

 Hobhouse cité par Collini LS p. 111.